"Trouver le sens humain de la vie dans l’organisation de l’éphémère", par Yirmiyahu Yovel

Né le 20 octobre 1935 à Haifa, Yirmiyahu Yovel est l’une des principales figures de la recherche philosophique en Israël. Après une carrière universitaire qui l’a vu enseigner à l’université de la Sorbonne (1978-1980), et dans les universités de Princeton, Columbia, New-York et Milan, il enseigne à présent à l’université de Jérusalem, où il dirige également l’Institut international Spinoza dont il est le fondateur. Auteur d’ouvrages consacrés à Kant, à Spinoza et à Nietzsche, deux de ses titres ont été traduits en français : Kant et la philosophie de l’Histoire (« Méridiens » Klincksieck, 1989), et récemment Spinoza et autres hérétiques (Seuil, 1992). Ce dernier volume a suscité, en Israël comme aux États-Unis, et dernièrement en France, de nombreux commentaires, bien au-delà des cercles spécialisés. Dans cet entretien qu’il a accordé à Jérusalem, le 23 Juin 1992, à Roger-Pol Droit pour le journal Le Monde, Yirmiyahu Yovel indique quelles sont, à ses yeux, les particularités du travail philosophique en Israël et évoque surtout sa propre conception du rôle et des limites de la raison dans un monde dépourvu de transcendance.

Roger-Pol Droit - Vous êtes philosophe et vous vivez et enseignez à Jérusalem. Pensez-vous que le fait de travailler en Israël a, sur votre pensée, une incidence marquante ?

Yirmiyahu Yovel - De manière générale, il n’est pas commode d’être un intellectuel en Israël, tellement notre vie politique et sociale est intense. Nous vivons à travers beaucoup de changements, et sommes constamment appelés à agir ou à prendre position sur telle ou telle affaire. Le rythme et l’intensité de cette vie politique, qui ne me semble pas avoir d’équivalent ailleurs, ne nous laissent pas toujours la tranquillité nécessaire au travail intellectuel. Il nous arrive de devoir aller travailler au calme quelque temps, en France ou en Angleterre par exemple.

Cela dit, il y a deux particularités qui marquent la réflexion philosophique ici. Le fait qu’Israël soit un pays juif ne domine pas le contenu ni les thèmes de la recherche philosophique, qui sont ceux de la communauté internationale d’aujourd’hui. Mais cela suscite, par exemple, chez plusieurs d’entre nous, un intérêt plus aigu qu’ailleurs pour la réflexion sur l’Histoire, dans la mesure où les juifs modernes se posent des questions d’identité liées à l’Histoire. Et lorsqu’on vit en Israël, on se sent au cœur d’une expérience à la fois passionnante et dramatique dont la dimension historique nous est toujours présente.

Le fait d’être un petit pays entraîne une autre particularité, qui nous est commune avec beaucoup d’autres, comme, par exemple, la Belgique ou le Danemark : nous sommes ouverts à plusieurs traditions philosophiques. Il y a eu ainsi une influence de la philosophie allemande (et européenne en général) à travers l’enseignement de grands professeurs comme Bergman, un ancien condisciple de Kafka à Prague, ami également de Martin Buber. Et puis, le fait que la langue internationale soit ici l’anglais, et que beaucoup d’Israéliens aient soutenu leur thèse à Oxford ou aux États-Unis, a entraîné une arrivée massive de la philosophie analytique en vigueur dans le monde anglo-saxon. Cette double influence a engendré à la fois des conflits et des possibilités de rencontres qui n’existent pas ailleurs sous cette forme.

R.-P. D. - Le fait que vous ayez vous-même enseigné aussi bien à Princeton qu’à la Sorbonne vous donne-t-il un regard particulier sur les relations qu’entretiennent des traditions philosophiques différentes ?

Y. Y. - Le plus frappant est sans doute l’ignorance et même le mépris réciproque.

En effet, quand une culture est puissante et riche, elle risque toujours d’engendrer une illusion d’autosuffisance qui n’est, en fait, qu’une forme de clôture sur soi. En dépit de leurs limites, il me semble que les petits pays ont pour avantage d’échapper à cette forme d’enfermement.

R.-P. D. - Vous avez consacré à Spinoza un livre qui a eu, en Israël et aux États-Unis, un retentissement allant au-delà des cercles philosophiques. Vous avez également fondé à Jérusalem un institut de recherches consacré à Spinoza, que vous résidez. Quelle portée possède, pour nous aujourd’hui, la pensée de ce philosophe du XVII siècle ?

Y. Y. - Plutôt que le détail de sa doctrine, c’est la place de Spinoza dans l’histoire de la pensée qui m’intéresse. Il a révolutionné la philosophie et ouvert la voie à toute la modernité en inaugurant une pensée de l’immanence.

R.-P. D. - Si le lecteur vous demandait ce que l’idée d’immanence signifie, que lui répondriez-vous

Y. Y. - Je soulignerais trois éléments. D’abord l’affirmation que ce monde-ci, celui où nous vivons, ne laisse rien derrière ni au-delà. Ce monde est l’horizon total de l’être, il n’y a pas d’autre domaine qui lui serait transcendant. Cela n’empêche, bien sûr, qu’il y ait dans ce monde-ci des dimensions, des profondeurs qui nous échappent normalement, et qui appellent à des interprétations complexes. Deuxièmement, ce monde est la seule source et le seul contexte de toutes les normes éthiques ou politiques. La source des valeurs morales et sociales ainsi que de la légitimité politique n’est pas à chercher dans un au-delà. Elle se trouve dans les êtres humains, hommes et femmes, qui s’interrogent pour les élaborer. Troisièmement, ces deux premiers éléments sont la condition de toute émancipation, de toute libération - aussi restreinte soit-elle - dont l’humanité peut être capable, et le salut, qui ne peut être que partiel, est à chercher dans le monde fini où nous vivons et non dans un espace métaphysique situé ailleurs.

Spinoza n’est pas l’inventeur de cette idée d’immanence. Elle se trouve déjà chez les plus anciens philosophes grecs. Mais elle avait été submergée par la culture judéo-chrétienne et la théologie médiévale. Avec Spinoza, cette idée d’immanence ressurgit et reçoit sa systématisation la plus forte puisque, pour lui, Dieu lui-même est identique au monde immanent et n’en est pas le créateur, extérieur à sa création et différent d’elle.

R.-P. D. - Ce n’est pas exactement ce que les religions révélées enseignent...

Y. Y. - Il va de soi que cette idée conteste la tradition commune aux trois grandes religions monothéistes (judaïsme, christianisme, et islam) qui sont fondées sur la transcendance. Spinoza se place ici non seulement en dehors des religions révélées, mais aussi en dehors de la tradition philosophique de son temps, que ce soit celle de Descartes avant lui, ou de Leibniz, après lui, qui demeurent tributaires de l’idée d’un Dieu personnel créateur.

Ce serait toutefois une erreur de considérer la pensée de l’immanence comme nécessairement athée et antireligieuse. Cette possibilité existe et s’est développée chez Nietzsche, par exemple. Mais la possibilité d’une religiosité profonde est également ouverts par cette idée d’immanence, comme en témoignent Spinoza lui-même et, plus tard, à sa manière, Hegel.

R.-P. D. - Ce qui est combattu, dans tous les cas, c’est le fanatisme...

Y. Y. - Chez Spinoza, tout à fait. Sa pensée de l’immanence est, en ce sens, un antidote radicale contre la dégradation de la religiosité authentique - qu’il veut non-confessionnelle - en superstition, en particularisme excluant les autres, et contre tout ce qui porte à l’ingérence du religieux dans le politique. C’est dire qu’il s’agit d’une pensée très actuelle, puisque chacun sait combien les fondamentalismes religieux surgissent à présent sous des formes vulgaires, que ce soit dans le monde musulman, dans le monde juif, ici même, en Israël, ou dans le monde chrétien de la Pologne et de la Russie jusqu’au protestantisme américain.

R.-P. D. - Cela veut-il dire que si tout le monde réfléchissait plus et mieux, c’en serait fini des superstitions et des fanatismes ?

Y. Y. - Hélas non. Je ne partage pas, sur ce point, l’optimisme du siècle des Lumières, qui croyait possible d’édifier un monde d’où tous les préjugés auraient disparu. C’est là une impossibilité. Nous sommes et nous serons toujours dans le processus. A la confiance excessive de Spinoza dans les pouvoirs de la raison, nous devons substituer, à partir de l’idée même d’immanence, un rationalisme fini.

R.-P. D. - Qu’entendez-vous par là ?

Y. Y. - Il s’agit de prendre conscience du fait que l’idéal, d’une raison « pure » et « une » est transcendant lui aussi. Notre raison n’est ni complète ni transparente. Elle renferme des « impuretés » constitutives impossibles à éliminer et elle s’ouvre à une pluralité d’interprétations possibles. La contingence, les marges d’incertitude, l’ambivalence des interprétations, les brèches de communication, ainsi que la dépendance (en partie) du jugement rationnel sur l’inavoué : le langage, le désir, la volonté de puissance, etc., tout cela ne constitue pas des « accidents » qui viendraient perturber le fonctionnement « normal » de la raison. Ce sont ses traits propres qu’il s’agit d’accepter - et, dans la mesure du possible d’en réduire les effets, - sans espérer les éliminer, ni désespérer pour autant du projet rationnel tout entier.

Surtout, il est vain d’attendre que la Raison prenne la place du Dieu défunt de Nietzsche avec ses consolations transcendantes et ses assurances intemporelles et absolues. Cette attente relève d’une mentalité de métaphysique transcendante. C’était le projet des Lumières dont l’échec a entraîné le désespoir de la rationalité - également non justifié - qui marque la pensée plus récente.

Pour moi, l’immanence n’a de sens que dans la reconnaissance de la finitude, mais aussi de la rationalité, qui se modifient l’une l’autre. De même que notre raison est finie, de même notre finitude est rationnelle, car la raison (le discours sensé, structuré) pénètre dans la totalité de notre existence, y compris la perception sensible, la vie affective, jusqu’à notre physiologie. Il faudrait donc que nous arrivions à tenir ensemble ces deux aspects. D’un côté la raison œuvre, crée des systèmes de signes qui ont leur valeur et leur validité, construit des formes de communication, des réseaux et des espaces scientifiques, politiques, éthiques... ; d’un autre côté, elle demeure à jamais dans l’impureté, l’inachèvement et la finitude, et non dans cette relation à l’éternité que lui attribuaient les philosophes classiques et encore Spinoza.

R.-P. D. - Il n’y a donc plus rien de stable ?

Y. Y. - De stable oui, d’éternel non. Il faut apprendre à accepter, et même à nous réjouir de la permanence relative que nous-mêmes introduisons dans les choses. Nietzsche n’a cessé de souligner combien le monde où nous sommes, celui de l’immanence, le seul monde, est impermanent et transitoire. Ce qu’on peut lui reprocher, selon moi, c’est d’avoir remplacé le culte de l’éternel par celui de l’éphémère.

Là encore, je crois qu’on peut être plus fidèle à la réalité de notre rationalité finie. Même si le monde n’a pas de substance éternelle, même si nos valeurs ne sont pas enracinées dans la volonté d’une puissance divine, elles n’en sont pas moins valables, dans la mesure où nous les construisons pour qu’elles durent. Tout le geste de l’humanité et de la civilisation, c’est en effet de combattre l’éphémère et de bâtir, qu’il s’agisse de maisons ou de sciences, dés’ cités ou des valeurs morales qui nous épanouissent, dans lesquelles nous pouvons reconnaî,tre os propres traces et par lesquelles nous donnons plusieurs sens à la vie.

En un sens radical, tout est destiné à passer : nos échafaudages scientifiques, notre système politique, notre morale, nous-mêmes. Et pourtant, notre manière d’exister est de faire face à cette existence transitoire en créant des structures qui possèdent une signification. Finalement, nous trouvons le sens humain de notre vie dans cette organisation de l’éphémère au sein de structures de plus en plus larges et intelligibles dans lesquelles nous nous retrouvons - au moins partiellement - comme chez nous, et qui puissent répondre à nos désirs existentiels même sans les satisfaire complètement.

R.-P. D. - Par exemple

Y. Y. - Vous vivez dans une maison, que ce soit à Jérusalem, à Paris ou à New-York. Vous savez bien qu’un jour ces villes ne seront plus, ni cette maison, ni vous-mêmes. Mais tant que vous, vos enfants, et d’autres peut-être, vivez, que vos enfants grandissent, etc, vous voulez que votre maison vous convienne le mieux possible et exprime votre empreinte dans le monde. Nous ne vivons pas seulement dans des villes géographiques, nous vivons aussi ontologiquement au sein de l’Être et nous désirons y creuser notre demeure et y laisser notre empreinte par nos divers édifices culturels, sociaux et politiques, scientifiques, etc. C’est par eux que nous ne cessons de résister à l’éphémère et créons du sens.

J’ajouterai pour finir que nous ne créons pas n’importe comment. Bien que notre raison soit imparfaite, il existe des contraintes à l’intérieur de chaque configuration rationnelle, qui dessinent une carte des possibilités et des impossibilités qui leur sont propres. Reconnaître la finitude de la raison ne veut donc pas dire l’anarchie. Renoncer à la rationalité finie serait renoncer à nous-mêmes. De même, glorifier la raison comme éternelle nous fait perdre les apports de l’immanence. On peut créer un espace rationnel sans le déifier. »

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