« Une guerre civile dans le mouvement des Lumières » un entretien avec l’historien des idées Jonathan Israel
Professeur d’histoire moderne au prestigieux Institute for Advanced Studies de Princeton (États-Unis), le Britannique Jonathan Israel propose, à partir de la révolution spinozienne, une lecture nouvelle et érudite des Lumières, marquées par une division entre radicaux et modérés.
Historien des idées, vous étudiez les Lumières en observant d’abord les débats philosophiques en leur sein. Rompant avec l’idée habituelle d’un seul et même mouvement intellectuel, vous distinguez Lumières radicales et Lumières modérées. En quoi se différencient-elles ?
Jonathan I. Israel : L’essentiel de cette différence s’explique par la place accordée à la raison. Pour les intellectuels des Lumières radicales, toute la pensée, toute la réorganisation de la société, des idées, de l’enseignement, doit se fonder sur la raison exclusivement. Pour les Lumières modérées (ou conservatrices), si la raison est importante, il faut toutefois accepter de faire des compromis avec la religion et les formes d’autorité traditionnelles. Or, il faut bien comprendre qu’il y a là un clivage dans le débat d’idées à l’époque : ces deux positions, contrairement à ce qu’on a longtemps pensé, ne tolèrent pas d’entre-deux. Ceux, parmi les gouvernements ou dans le clergé, qui sont quelque peu en faveur des Lumières soutiennent naturellement les Lumières modérées. Les idées et les ouvrages des Lumières radicales sont donc prohibés de la fin du XVIIe siècle jusqu’au milieu du XIXe (sauf pendant la Révolution française), car considérés comme antireligieux, antimonarchiques ou anti-aristocratiques.
L’historiographie des Lumières a été dominée par la conception d’un mouvement plus ou moins unitaire. Plus récemment, les Lumières ont été étudiées à travers de grandes familles essentiellement nationales : les Lumières anglaises, françaises, allemandes, etc. Pour ma part, j’observe plutôt une sorte de guerre civile à l’intérieur du mouvement des Lumières, avec un conflit ininterrompu entre Lumières radicales et Lumières modérées. Toutefois, il faut dire que l’historiographie, à partir du milieu du XXe siècle, souligne la divergence fondamentale entre les deux courants. Ainsi, dès les années 1930, certains historiens commencent à insister sur la grande crise de la fin du XVIIe siècle. S’ils n’emploient pas le mot « radical », Spinoza est déjà présenté comme allant beaucoup plus loin que, par exemple, les philosophes français du milieu du XVIIIe siècle. D’un côté, Voltaire (même s’il n’était assurément pas un ami du christianisme !), Montesquieu, Turgot (qui était un philosophe chrétien) ou Réaumur défendent un système de théologie naturelle acceptant l’idée d’un dieu créateur, d’une âme immortelle qui va au Ciel ou en Enfer. De l’autre, Diderot et ses amis, ou Boulainvilliers (qui toutefois n’était pas un démocrate, mais un véritable républicain), Claude-Adrien Helvétius, le baron d’Holbach ou le duc du Marsais sont des matérialistes égalitaristes convaincus. Ceux-ci forment donc derrière Diderot une véritable tendance radicale et démocratique. Bien qu’il soit alors difficile pour eux, car très dangereux, de se définir comme des partisans de Spinoza, Diderot a quand même écrit : « Nous sommes les nouveaux spinozistes ! » Or les risques encourus pour une telle affirmation sont alors quasiment les mêmes que de se déclarer athée, cela suffit pour se retrouver en prison...
On a l’habitude de faire commencer les Lumières en 1700. Or, la période que vous étudiez débute en 1650, essentiellement afin d’y intégrer Spinoza. Pourquoi considérez-vous que la véritable rupture se produit avec l’avènement de la pensée de Spinoza ?
Évidemment, si on se situe dans le seul contexte français, la rupture ne peut commencer qu’à partir de 1715, c’est-à-dire avec la mort de Louis XIV. Mais, selon moi, les cadres nationaux ne sont pas pertinents pour bien comprendre le bouleversement majeur que représentent les Lumières dans l’histoire de la pensée. Je pense que la véritable rupture philosophique est advenue quelques décennies plus tôt, principalement en Hollande. La très grande majorité des historiens anglais (et américains) pense qu’elle a lieu en Angleterre, d’abord avec Hobbes, puis Locke, et surtout avec Newton. L’influence de ce dernier dans le camp modéré est immense dès le XVIIIe siècle, non seulement en sciences, mais aussi en philosophie. Il a en effet créé un système, qu’on peut appeler physico-théologique, où il explique la construction de la réalité en intégrant des éléments scientifiques à des concepts philosophiques et théologiques, et cela a vraiment marqué les esprits dans toute l’Europe. Voltaire par exemple a toujours dit que le nouveau système philosophique avait un socle d’idées anglaises. Il évoque même très souvent la « supériorité de la philosophie anglaise », idée très répandue alors. Au contraire, les intellectuels se rattachant aux Lumières radicales ne sont pas anglophiles, ce qui est une différence très intéressante.
Cependant, pour bien comprendre ce qu’ont pu être les Lumières, il est nécessaire de se pencher sur les grands débats de l’époque au lieu de se limiter aux penseurs dans chaque pays. C’est seulement ainsi qu’on peut voir comment sont travaillées les grandes questions comme le rôle de la religion dans la vie, la magie, la démonologie, etc. Or, je pense que la première vraie rupture provient de la philosophie cartésienne, et donc de la Hollande. Il faut se souvenir (notamment en France !) que Descartes vit en Hollande. Or ce sont ses livres qui provoquent un bouleversement dans la pensée et l’enseignement, mais aussi au sein de l’Église réformée hollandaise et dans la vie culturelle en général.
Les Lumières radicales. La philosophie, Spinoza et la naissance de la modernité (1650-1750), Jonathan I. Israel, traduit de l’anglais par Pauline Hugues, Charlotte Nordmann et Jérôme Rosanvallon, éditions Amsterdam, 944 p., 37 euros.
SOURCE : Politis