"Une philosophie de l’affirmation", par Toni Negri

Quand, il y a une vingtaine d’années, je me remis à travailler sur l’Éthique, qui avait été « mon livre » pendant l’adolescence, le climat théorique dans lequel je me retrouvai plongé avait à tel point changé qu’il était difficile de comprendre si le Spinoza auquel j’avais affaire était le même que celui qui m’avait accompagné dans mes premières études. Wolfson, et surtout Gueroult, avaient repris et approfondi les lectures philologiques - en particulier allemandes - qui avaient été développées juste avant l’arrivée au pouvoir du nazisme. Et c’est sur la base de ce renouvellement philologique qu’est intervenue une nouvelle interprétation ontologique : Gilles Deleuze et Alexandre Matheron en ont été les premiers et les plus puissants représentants. L’un comme l’autre publient leur Spinoza autour de 1968 : et l’un comme l’autre donnent à respirer à Spinoza l’air du temps. Depuis, les oeuvres et les courants spinozistes se sont encore multipliés, non seulement en France mais également en Italie, en Espagne, en Amérique latine et aux Etats-Unis, dans le sillage de cette interprétation innovatrice. Aujourd’hui, la philosophie de l’Éthique, relue par Deleuze et Matheron, n’a jamais été aussi vivante : elle constitue l’un des rares refuges et points de repères face à la pensée post-moderne ; plus encore, elle l’affronte et la met en crise sur son propre terrain. Et c’est cette idée que j’aimerais développer dans cet article.

Demandons-nous pour commencer : en quoi consista la lecture de Spinoza à la fin des années 60 ? Ce fut une lecture axée sur cinq révisions de l’interprétation traditionnelle - une interprétation traditionnelle qui était essentiellement fondée sur la lecture qu’avait faite le romantisme allemand de Spinoza, et sur la métaphysique a-cosmique qu’y avait décelée de manière définitive Hegel.

La première de ces révisions concernait l’idée, ou plus précisément l’expérience de l’immanence. La nouvelle interprétation détruisait l’idée d’une immanence conçue comme profondeur ; elle en donnait au contraire une lecture de surface. C’était donc à un dieu « superficiel » que se confrontait le destin de l’homme, un dieu qui constituait l’horizon immanent de la possibilité. On pouvait alors comprendre que la nécessité et la liberté puissent coïncider, il suffisait pour cela de se mettre en situation, dans la mesure où la nécessité s’identifiait à la liberté de l’à-venir. La déduction du monde à laquelle se livrait Spinoza était identique à sa construction.

La seconde révision touchait alors logiquement la conception de la finalité : tout aussi bien la finalité que nous appelons rationnelle que le telos éthique. Dans le premier cas, il s’agissait de libérer le concept de tout présupposé métaphysique, d’en faire donc un nom ou une notion commune dont le contenu réel allait de pair avec la faculté qu’avait l’homme « superficiel » de mettre en oeuvre et/ou de construire de manière commune. On se débarrassait par conséquent de tous les ordres préconstitués par la rationalité idéale, et le concept était à penser en fonction du besoin humain de connaissance et d’organisation de l’univers. Dans cette perspective, le telos éthique était reconduit de la même manière au développement de la vie désirante. La passion agissait dans un contexte de causalité qui ne connaissait plus aucune extériorité : l’acte était dans la puissance, tout comme la puissance était dans l’acte, parce que l’un comme l’autre identifiaient la position absolue de l’existant sur fond d’immanence.

La troisième révision était politique. Les transcendantaux politiques, qu’ils soient exposés selon la théorie aristotélicienne de la transcendance des archétypes de gouvernement (l’un, les holigarches, le multiple) ou bien selon la prétention hobbesienne d’affirmer la nécessaire hypostase transcendantale de l’autorité (la souveraineté), étaient désormais dissous si on les regardait du point de vue de l’immanence absolue. Si l’on pouvait encore parler de pouvoir souverain, celui-ci n’était susceptible de se présenter que comme démocratie de la multitude, c’est-à-dire comme un autogouvernement absolu de l’ensemble des individus qui étaient conduits, dans le mouvement même de leur désir, à la constitution du commun.

La quatrième révision était métaphysique et théologique. Une sorte d’humanisme intégral ou, mieux, une sorte d’écosophie cosmique ramenaient le sens de l’éternel à l’horizon du monde. Dans l’infinie richesse des articulations constitutives du monde, il n’y avait plus de place pour un avant ni pour un après, pour une divinité transcendante ou pour un règne des fins susceptibles de se poser en dehors de l’expérience créative de l’existant. Cette voie intramondaine de l’expérience créative était au contraire éternelle. C’était une expérience de liberté. Dans cette perspective, la généalogie s’imposait contre toutes les théologies.

De là découlait la cinquième et dernière révision, qui touchait l’idée de matérialisme. La matière cessait d’être le concept d’un contexte, l’enveloppe du mouvement de l’univers. C’était au contraire le processus constitutif du désir lui-même, la consistance du mouvement qui affectait une totalité changeante et toujours ouverte. La matière était considérée « par le bas », à l’intérieur du mouvement créatif qui constituait le monde, et donc comme le tissu même des transformations du monde. Le mécanisme classique se transformait ainsi, pris qu’il était dans la généalogie matérialiste spinoziste, en une conception métamorphique de l’univers. Et c’est en cela que l’ontologie spinoziste de l’expérience atteignait son point d’achèvement.

Spinoza, à travers les lectures de Deleuze et de Matheron, nous proposait donc une nouvelle ontologie. Ces lectures reconstruisaient une ontologie qui attribuait à Spinoza, philosophe du moderne, le dépassement - au sein même des aléas métaphysiques de la modernité - de toutes les caractéristiques essentielles qui la distinguaient : une ontologie de l’immanence qui détruisait jusqu’à la plus infime apparence de transcendantalisme, une ontologie de l’expérience qui refusait le phénoménisme, une ontologie de la multitude qui sapait l’immémorable théorie des formes de gouvernement dans la mesure où celles-ci étaient enracinées dans la sacralité d’une arché (principe et commandement), une ontologie généalogique qui rapportait la responsabilité éthique et cognitive qu’avait le monde à un e faire » humain.

Quand je me retrouvai, dans la seconde moitié des années 70, à relire les ouvrages fondateurs de la réinterprétation de Spinoza (et à en développer les hypothèses, en particulier sur le terrain politique), je croyais sincèrement que je me comportais comme un historien de la philosophie. Et c’est pour cette raison que je pensais que l’anomalie spinoziste pouvait nous apprendre à creuser un fossé entre les philosophies du pouvoir et celles de la subversion à notre époque. Je voyais donc se cristalliser autour de Spinoza une << autre tradition » au sein de la pensée philosophique une tradition qui courait de Machiavel à Marx, et s’opposait à la ligne souveraine Hobbes-Rousseau-Hegel. Tout cela était - et demeure - valable : cette hypothèse de travail a été confirmée par d’autres recherches dans les années qui ont suivi. Mais ce à quoi je n’avais pas songé alors, c’était à quel point cette nouvelle lecture de Spinoza que nous menions allait être utile et importante afin de pouvoir opposer, aujourd’hui, une ontologie positive, une philosophie de l’affirmation (de l’expérience et de l’existence) aux nouvelles phénoménologies « molles » du post-moderne.

Je veux dire par là que si l’on chaussait les lunettes de ce nouveau Spinoza, il devenait immédiatement possible de construire une digue contre les documentations qui portaient sur l’existant et contre les inférences ontologiques qui caractérisent les philosophies du post-moderne.

Ces philosophies sont en effet superficielles et font du monde une scène où dansent, avec une évanescente légèreté, des formes imprécises. La déontologisation post-moderne de la surface tente de vider le champ de l’expérience de toute sa consistance et de toute son intensité. Ces philosophies nous introduisent donc à une réalité aussi spectrale qu’insensée, aussi spectaculaire que vide. C’est une perception de la surface qui singe la critique spinoziste de la transcendance, la rude affirmation du caractère absolu de l’horizon de l’expérience, et qui cherche à enlever à l’immanence sa « dureté ».

Il s’agit donc de philosophies qui, acceptant la critique radicale que fait Spinoza de la théologie et, déclarant par là-même la fin de toutes les idéologies, prennent cette critique pour un refus de la vérité ou du telos que la praxis humaine construit, et nient au commun la possibilité de s’édifier pragmatiquement comme tel. Ce que l’on appelle la « fin de l’histoire » s’installe alors comme une figure-maîtresse.

Il s’agit en outre de philosophies pragmatiques qui acceptent la critique spinoziste de l’autorité de l’absolutisme transcendantal, mais en réintroduisent pourtant, par derrière, l’image : une image aussi dévalorisée que féroce (dans son indistinction), dans la mesure où - c’est tout au moins ce que ces philosophies prétendent - il n’est pas possible d’accorder à la praxis de la multitude une efficacité constitutive, tout comme il n’est pas possible d’accorder au désir une effectivité commune de libération. De là une sorte de « libertinage » dans l’évaluation des formes politiques à travers lesquelles se donnent les mouvements de la multitude, et une conception ironique de la démocratie (<< qui est toujours mieux que la philosophie »).

Il s’agit enfin de philosophies qui poussent l’immanentisation spinoziste du vrai et le brutal caractère destinal de la constitution commune de l’être vers une détermination négative : un être ou une existence qui sont certes consistants, mais seulement au sens d’une négativité ontologique radicale. Ici, la passion ne se conjugue pas avec le désir mais implose - signe de la corruption du temps présent. Et la résistance de chacun devient si fine et si fragile qu’elle finit par jouer la fonction d’un mythe négatif, sur le bord extrême d’un témoignage réduit à n’être plus qu’une larve de subjectivité.

On a donc affaire à un matérialisme qui, loin de penser la métamorphose comme tissu de la transformation technologique du monde et fondement d’une nouvelle singularisation, ne pose la permanence consistante de l’existence que dans le chaos des nouvelles formes et dans les ombres de la marge. Les nouveaux réseaux du savoir et de la praxis semblent dès lors avoir abandonné tout caractère anthropologique.

On ne peut certes dire que la philosophie du post-moderne (de Lyotard à Baudrillard, de Rorty à Vattimo, de Virilio à Bruno Latour, pour ne citer qu’eux) ne perçoive pas les qualités essentielles de la phénoménologie de notre époque. Mais toutes ses versions nous présentent, en même temps que le récit sacrosaint de la fin du transcendantalisme, un spectacle insensé de ce qui reste après la mort de celui-ci. Il s’agit là d’une sorte d’apologie de la résignation, d’un désengagement mi-amusé mi-pitoyable, qui s’installe sur le bord d’une position cynique. Une ontologie cynique ? Peut-être. Et là où on lui oppose une certaine résistance, celle-ci s’impose pourtant sous le nouveau masque d’une conception triomphale du pouvoir et de son arrogance.

On se trouve pourtant face à une pensée mortifiante, à laquelle il est facile de résister si on lui oppose l’autre Spinoza, le nôtre. Alors, au contraire, l’être immanent exprime la créativité et les joies essentielles de l’existence. La conception affirmative de l’être ne déploie pas d’horizons illusoires mais fait preuve d’une confiance tranquille en l’avenir qui repose sur l’éternité. Les lunettes de Spinoza contemplent le monde avec la sérénité que le désir de l’éternel fait naître dans l’âme de chaque être vivant. La puissance du désir joue contre un pouvoir qui fixe la vie comme si elle était une apparence spectaculaire.

Je veux enfin dire que la redécouverte de Spinoza que nous devons à Deleuze et à Matheron nous permet de vivre « ce » monde, c’est-à-dire précisément celui de la « fin des idéologies » et de la « fin de l’histoire », comme un monde à reconstruire. Elle nous montre que la consistance ontologique des individus et de la multitude permet de regarder devant nous, vers l’avant, chaque fois que la vie singulière en tant qu’acte de résistance et de création émerge. Et si les philosophes n’aiment pas le mot « amour », et si les post-modernes le déclinent suivant l’idée d’un désir fané, nous qui avons relu l’Éthique, nous, le parti des spinozistes, nous osons sans fausse pudeur parler d’amour comme de la passion la plus forte, une passion qui crée l’existence commune et détruit le monde du pouvoir.

Traduit de l’italien par Judith Revel
Magazine littéraire, novembre 1998, n°370, pp.53-55