Compléments

De l’urgence de ne plus concevoir la paix comme une simple absence de guerre

Peut-il être juste de vouloir la guerre ?

XXVIIIe congrès international
de l’Association des Sociétés de philosophie de Langue française (ASPLF)
Université de Bologna (Italie) - mardi 29 août-samedi 2 septembre 2000
Communication prononcée par Arnaud SPIRE, Philosophe, journaliste.

Mon intervention traitait originellement du " droit d’ingérence " et je voulais montrer qu’il ne s’agissait ni d’un impératif moral, ni d’une stratégie humaniste. Mon propos s’étant élargi, j’ai modifié le titre de ma communication en " De l’urgence de ne plus concevoir la paix comme une simple absence de guerre ".

Quelques mots d’abord sur l’évolution de la vieille symétrie entre guerre et paix. Le monde a changé. Et avec lui, nous assistons à une véritable métamorphose des guerres. Le problème que l’époque nous pose est celui de réfléchir à de nouveaux moyens pour remédier aux récentes innovations barbares d’une civilisation offerte comme modèle au monde. L’Organisation des Nations Unies fondée après la seconde guerre mondiale pour préserver les générations futures du fléau de la guerre, a pris acte pendant l’été 2000 - non sans courage - de l’échec des diverses opérations de paix qu’elle a menées au cours de ces dix dernières années. Au Rwanda où elle s’est montrée incapable de prévenir le génocide. En Bosnie où elle n’a pu empêcher le massacre de plusieurs milliers d’habitants musulmans par les forces serbes locales. Au Kosovo, au Timor oriental, en Sierra Leone, en Tchetchénie, la guerre et ses horreurs sont loin d’appartenir au passé de l’humanité. D’autres foyers de tension pointent en divers points de la planète. Les risques d’extension sont indéniables. Loin de mettre fin à la barbarie, comme l’imaginait le philosophe utopiste français Charles Fourier, la civilisation contemporaine s’est donc non seulement accommodée de survivances de plus en plus meurtrières et de plus en plus massives des tragédies guerrières, mais elle est aujourd’hui en passe d’inventer un nouveau type de conflit : la guerre humanitaire ou guerre éthique.

De la guerre du Golfe à la guerre des Balkans, s’est développé un nouveau discours de guerre. L’intervention militaire est chaque fois saluée comme un événement fondateur d’une victoire de l’humanité sur l’archaïsme des frontières. Le droit, comme l’imaginaire " poisson soluble dans l’eau " du poète André Breton, s’y dissout dans la morale ; et les souverainetés populaires disparaissent au profit d’une exigence éthique prétendument universelle. Sous prétexte de préserver le droit du plus faible, les principes du plus fort prennent la relève du vieux droit fondé sur la force. Certes, cette ruse de la raison guerrière est inégalement visible selon les conflits considérés. Certains affrontements ont, d’un point de vue interne, une dimension tribale, d’autres religieuse. Depuis plus d’un demi siècle, l’éventualité d’une guerre nucléaire constitue l’horizon et la limite pensables de toute escalade guerrière. S’y est simplement ajouté le dernier bouleversement en date de l’évolution des rapports sociaux et des armements mondiaux, qui réside dans le recours massif à la justification éthique. S’est opéré là une sorte de renversement vertueux du concept de " guerre juste ". A la guerre de libération menée de l’intérieur par les peuples colonisés s’est substituée l’intervention militaire extérieure, au nom d’un concept de justice qui a totalement changé de contenu.

Sans doute est-ce ce qu’a en tête le sous-commandant zapatiste Marcos qui proclame depuis août 1997, dans divers interviews donnés au Monde diplomatique - le dernier date d’août 2000 - qu’après la troisième guerre mondiale dite " guerre froide ", " la quatrième guerre mondiale a commencé ". L’expression est visiblement destinée à frapper les esprits. Guerre de l’échange économique dans la mesure où notre époque est décidément celle où l’on accole aux mots d’hier des épithètes qui semblent les contredire. La mondialisation ou globalisation, dit-il, est " fragmentée ". L’an 2000 marque le début de la fin ou la fin du début de quelque chose. La barbarie se propage en douceur. La modernité est pleine d’archaïsmes, etc. C’est la figure dite de l’oxymoron, qu’affectionne et critique à la fois l’écrivain argentin Jorge-Luis Borges. " Ainsi, les gnostiques parlaient de lumière obscure et les alchimistes de soleil noir ". Le procédé est aujourd’hui utilisé par la plupart des publicitaires politiques contemporains (qu’on se souvienne en France de l’apparition en 1981 du slogan mitterrandien de " la force tranquille "). Cette figure de style tend à absorber les contradictions au lieu de les analyser.

Certes, il n’y a pas que de la nouveauté là-dedans. La maxime de l’historien grec Hérodote, selon laquelle " nul homme n’est assez dénué de raison pour préférer la guerre à la paix " conserve toute sa prégnance. Et les moqueries d’Aristote vis-à-vis des justifications selon lesquelles " la guerre ne serait qu’un moyen en vue de la paix " sont paradoxalement toujours aussi stimulantes pour les pacifistes authentiques. L’adage fameux " si tu veux la paix, prépare la guerre " rencontre davantage d’incrédulité. En réalité, de multiples expériences historiques ont fait la preuve que la guerre ne saurait être la solution d’aucun problème, si épineux soit-il. Le processus par lequel des hommes qui compatissent au malheur de certaines victimes transforment les bourreaux et leurs peuples en victimes à leur tour a atteint un degré de généralisation insupportable. Je n’ai pas ici en vue l’exceptionnelle situation de la Palestine et d’Israël, mais celle - neuve à bien des égards - des pays de l’Est européen dans la période post-communiste. Mauvaise conscience des vainqueurs et humiliation des vaincus convergent vers de nouveaux affrontements. Il y a urgence à ’inventer d’autres chemins que ceux qui ont été empruntés jusqu’ici pour l’évolution des sociétés humaines. Et il importe pour cela, selon moi, de ne plus concevoir la paix comme une simple absence de guerre.

De nos jours, un " droit d’ingérence " a tendance à prendre le relais du vieux principe de " non-ingérence " dans les affaires intérieures des États, cité comme corollaire du principe de souveraineté dans l’article 2 (§ 7) de la Charte des Nations Unies. Résultat d’une longue bataille d’idées menée par l’idéologie libérale sur le fait que souveraineté ne signifie pas droit d’oppression. Mario Bettati, juriste français de renommée internationale, a porté avec d’autres penseurs politiques en 1988 sur les fonts baptismaux des Nations Unies, la première résolution qui définissait le " droit d’ingérence ". La notion de " non-ingérence " représentait, certes, un indéniable progrès, au sortir du droit médiéval de se mêler de tout et de rien au nom de la confusion entre sacré et politique qui prévalait au temps des papes, des empereurs et du roi de France. C’est avec l’État moderne que cette notion est apparue et qu’une logique de paix s’est construite sur le principe de " non-intervention ". La " non-ingérence " reposant sur la réciprocité, toute la question est de savoir si ce principe peut être maintenu en période d’accélération de la mondialisation. Déjà, l’extension du processus de décolonisation à l’ensemble de la planète avait fait vaciller le principe de la non-ingérence. Que devient à notre époque, et dans ce contexte, le droit de souveraineté absolue des États, en tant qu’il est droit à l’autodétermination et aussi, bien sûr, droit à la révolte populaire contre l’oppression à l’intérieur d’un État ? La prétention à l’universalité des valeurs humaines ne saurait conduire à briser, par la guerre, la souveraineté des peuples C’est au fond le vieux concept de " guerre juste " - qui trouve son origine chez les théologiens du Moyen-Age - qu’il faut à nouveau remettre en cause et déconstruire, au moment où il reprend du service, notamment dans l’œuvre de certains philosophes américains comme par exemple Michael Walzer qui milita contre la guerre au Vietnam et qui, pourtant, ne craint pas d’affirmer aujourd’hui qu’une guerre, même si elle sert les intérêts d’une grande puissance, peut aussi être une guerre juste. Sommes-nous à l’époque de la juridicisation de la paix ? Je ne sais. En tout cas, avec le droit d’ingérence, c’est plutôt la guerre qui est juridicisée.

A cet égard, la vieille idée émise par le théoricien prussien Karl von Clausewitz, selon laquelle " la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens ", semble avoir fait aujourd’hui long feu. En effet, la perspective ouverte par l’arme nucléaire d’une guerre qui tuerait l’essentiel des " civils " d’une société et qui serait finalement la récompense d’un déséquilibre de la terreur sur fond d’invincibilité de moyens technologiques, aboutirait à une " extinction totalitaire de la politique ". On peut en revanche se demander si la politique n’est pas devenue, à l’inverse de ce qu’affirmait Clausewitz, la guerre poursuivie par d’autres moyens, ce qui expliquerait - pour une part - la désaffection que subit aujourd’hui de la part du plus grand nombre de citoyens potentiels, cette noble activité humaine… Le rapport de la guerre et de la politique ne se laisse plus réduire au rapport du moyen et de la fin, et tout ce qui tend à donner aux moyens une légitimité indépendamment de la fin poursuivie, est aujourd’hui assez massivement rejeté par les opinions publiques. C’est de sens et de finalités, davantage que de clinquant et d’utilité, dont manquent les peuples à notre époque.

C’est dans cet esprit - et dans cette situation de mondialisation néo-libérale et de déclin des États-nations - qu’il importe aujourd’hui, selon moi, de s’atteler à une réécriture adaptée du Projet de paix perpétuelle d’Emmanuel Kant. Juridiciser la paix, est-ce possible ? Cela ne signifie en tout cas pas qu’il faille inéluctablement conclure un traité de paix perpétuelle en philosophie ! Il ne s’agit pas non plus d’un idéal inaccessible. Ce qui est à l’ordre du jour, c’est de chasser de la politique l’aspect par lequel, en excluant de la vie civile - et même de la vie tout court - des populations entières, la politique continuerait la guerre par d’autres moyens. Cela implique qu’une revanche sans ressentiment soit prise sur la défaite que constitue pour le monde du travail l’apparition de ce phénomène que l’on désigne sous le nom d’exclusion sociale. Mais ceci est l’objet d’une intervention d’une autre nature, à la fois pratique et théorique, et surtout plus collective, où la politique serait repensée et agie par les peuples en termes de construction d’une " ingérence citoyenne ", une ingérence intérieure visant à ce que la terre entière - comme l’ont souhaité le tribun Jean Jaurès et, plus tard, l’anthropologue Edgar Morin - devienne la patrie de l’humanité. Comme le disait Kant lui-même, " cela peut être vrai en théorie, mais en pratique cela ne vaut rien ". C’est ce que la politique continue hélas d’objecter encore aujourd’hui à la philosophie.

Derniers ouvrages de Arnaud Spire parus en 1999 :
La pensée-Prigogine et Marx, cet inconnu, aux éditions catholiques Desclée de Brouwer