Les intellectuels, la guerre et M. Bush

10 août 2003

Soixante intellectuels et universitaires américains qui signent un texte sur la "guerre juste" quelques semaines après que les États-Unis ont chassé Al-Qaida et les talibans d’Afghanistan, et au moment où des bruits de bottes se font entendre dans le Golfe : voilà plutôt une bonne nouvelle pour l’administration Bush, qui voit, apparemment, sa politique ointe par l’establishment de la pensée. Pourtant, à y regarder de plus près, le texte publié dans Le Monde (15 février) ne constitue pas une approbation sans réserve de la politique menée par George W. Bush depuis les attentats du 11 septembre, et encore moins un blanc-seing donné aux actions que celui-ci envisage pour l’avenir.
Il existe des liens ambivalents entre la construction théorique de la " guerre juste" et la mise en œuvre de cette théorie par les hommes politiques, comme il existe traditionnellement dans la politique étrangère américaine des relations à la fois complémentaires et contradictoires entre l’exaltation des valeurs supposées universelles et la défense des intérêts strictement nationaux.
À bien des égards, d’ailleurs, les signataires de la Lettre d’Amérique prennent leurs distances avec la rhétorique du président. Ils récusent par exemple les termes de "guerre sainte", de "croisade" ; ils reconnaissent que les États-Unis n’ont pas toujours respecté les idéaux qu’ils proposent à l’humanité et qu’ils ont parfois mené des "politiques mal orientées et injustes" ; ils admettent que leur "nation a parfois fait preuve d’arrogance et d’ignorance envers d’autres sociétés" et que cette "faille séparant -les- idéaux de -la- conduite" explique aussi la méfiance dont les États-Unis sont l’objet : "Nous savons, écrivent-ils, que nous sommes, nous les Américains, en partie responsables de cette méfiance." Il ne s’agit pas d’une autocritique mais de l’expression d’une prise de conscience qu’on n’a pas entendue dans la bouche des dirigeants américains. Les auteurs mettent d’ailleurs en garde contre "les malencontreuses tentations - arrogance, chauvinisme notamment - auxquelles les nations en guerre semblent si souvent céder" et ils s’engagent à faire tout leur possible pour les écarter.
Ils n’en soutiennent pas moins "la décision de notre gouvernement et de notre société d’utiliser contre -les terroristes - la force armée". C’est dans cette optique que le texte reprend les arguments en faveur de la "guerre juste" dont un des théoriciens modernes, Michael Walzer, est signataire de la Lettre.
Notre propos n’est pas ici de discuter les justifications morales de la guerre contre le terrorisme mais de rappeler en quoi ce texte, en dépassant l’horizon de la politique présente, reflète une tendance profonde de la conception américaine des relations internationales. Une tendance qui réunit deux catégories d’Américains, les "wilsoniens", internationalistes démocrates héritiers du président Woodrow Wilson, tels Jimmy Carter et dans une certaine mesure Bill Clinton, et ceux que Henry Kissinger appelait, pour les critiquer, les néoconservateurs, autrement dit les défenseurs de principes universels et les hérauts des valeurs morales non moins universelles.
Parce qu’elle a forgé son identité sur la base des valeurs humaines universelles, la nation américaine est elle-même une "nation universelle". Non seulement tout le monde en principe peut devenir américain, ainsi que l’écrivent les signataires de la Lettre, mais les valeurs américaines ont vocation à se répandre dans le monde.
Les uns et les autres s’opposent aux isolationnistes des deux bords, ceux de gauche, qui pensent que les États-Unis ne sont pas dignes des valeurs qu’ils prétendent incarner, ceux de droite, qui jugent le monde extérieur trop mauvais pour accéder aux valeurs américaines. Une troisième école a marqué la diplomatie des États-Unis, l’école de la Realpolitik, et ce n’est pas par hasard qu’Henry Kissinger s’est opposé en même temps aux isolationnistes de droite comme de gauche et aux universalistes, démocrates ou conservateurs.

"NATION BUILDING"

Pour les "réalistes", la politique étrangère n’est pas envisagée comme une lutte entre le bien et le mal, entre le monde libre et le communisme au temps de la guerre froide, entre la civilisation et le terrorisme, aujourd’hui. L’homme d’État ne se meut pas dans des situations idéales où la vertu devrait l’emporter sur le vice ; il fait toujours des choix ambigus ; il doit chercher des issues incertaines ; il n’a pas à choisir entre des solutions morales et d’autres qui seraient immorales. Il doit se laisser guider par les intérêts nationaux, ce qui n’empêche pas ceux-ci d’être éventuellement soutenus par des valeurs et des principes, mais pour le ramener en une formule, ce qui importe en dernière analyse, ce sont les intérêts américains, pas les droits de l’homme.
Dans une administration où coexistent comme toujours plusieurs écoles de pensée, George Bush semble se rattacher plutôt à la tendance réaliste, même s’il masque ce pragmatisme par un discours aux accents religieux. Déjà avant le 11 septembre, il avait bien fait comprendre que, contrairement à son prédécesseur, il ne s’intéresserait guère au "nation building"dans les pays en crise et ne laisserait pas les forces américaines s’empêtrer dans des conflits où elles n’avaient rien à gagner. Il avait souligné qu’il entendait réorienter la diplomatie des États-Unis dans une direction plus simple : la défense des intérêts américains. Comme l’écrivait Donald Rumsfeld, dans un rapport rédigé avant d’arriver au Pentagone, la politique de défense américaine doit viser à "protéger les intérêts et les investissements américains" à une époque où "le fossé s’élargit entre les possédants et ceux qui n’ont rien".
Depuis le 11 septembre, la lutte nécessaire contre le terrorisme est aussi utilisée pour des objectifs strictement américains où les "valeurs universelles" ne sont pas la première préoccupation. "L’axe du Mal", dont a parlé le président dans son discours sur l’état de l’Union, est constitué par des régimes qui déplaisent ou s’opposent à la politique américaine dans leur région, et pas seulement à cause de leur attitude envers le terrorisme. Si ce dernier critère était le seul déterminant, la liste devrait être plus longue et comporter aussi des pays qui ont longtemps passé pour des amis des États-Unis.
Dans la définition de ceux "qui sont contre nous", George Bush est allé plus loin dans une intervention faite fin janvier, au cours d’un déplacement électoral à Daytona Beach en Floride. "Si vous êtes un de ces pays qui développent des armes de destruction massive, et que vous êtes prêt à vous allier à un groupe terroriste ou que vous soutenez actuellement le terrorisme, ou si vous ne partagez pas les valeurs qui nous sont chères, alors, vous aussi, vous êtes sous surveillance." En en appelant aux valeurs, le président a réintroduit une dimension messianique qui fait écho aux principes universels, soulignés dans la Lettre d’Amérique. Comme si la défense des intérêts nationaux devait toujours s’abriter derrière les valeurs supposées communes à toute l’humanité ; comme si celles-ci étaient destinées à couvrir toujours la première. Mais en écrivant que certains des signataires s’opposent, au moins en partie, à "une certaine politique américaine et occidentale", les soixante intellectuels brisent ce cercle fermé de l’autojustification. Il n’y a pas toujours adéquation parfaite entre affirmation des valeurs et défense des intérêts. C’est ce va-et-vient permanent entre les deux qui fait la richesse de la politique étrangère américaine… et son ambiguïté.

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