Un siècle de sabre zen
On connaît le rôle du culte shinto (animisme, religion indigène du Japon), élevé au rang de religion d’État à la suite de la restauration de Meiji (1868), comme clef de voûte spirituelle du système politique qui présida à la "Guerre de la Grande Asie". On connaît moins, en revanche, la contribution de la seconde religion de l’archipel, le bouddhisme (introduit au VIe siècle), au nationalisme conquérant et rédempteur qui s’empara du pays au cours de la première moitié du XXe siècle.
Le Zen en Guerre est la première tentative en langue occidentale pour éclairer l’une des pages les plus sombres du bouddhisme au Japon. Une histoire vue de l’intérieur, puisque Brian Victoria, lecteur à l’université d’Adélaide en Australie, est aussi moine de l’école zen Soto. Une histoire douloureuse (celle d’une religion reposant sur la compassion universelle et le refus d’enlever la vie au moindre être vivant, sombrant dans la dérive totalitaire), mais démystificatrice pour un Occident qui nourrit une vision souvent idéalisée du bouddhisme et en particulier du Zen. Le maître zen vénéré aux États-Unis et en Europe, D. T. Suzuki, moine de la secte Rinzai, symbole de sagesse et de sérénité, fut ainsi, avant guerre, l’un des apôtres de l’alliance du sabre et du zen et un théoricien de l’amalgame entre la doctrine bouddhique et la voie du guerrier.
Comme d’autres religions, le bouddhisme est aussi un pouvoir dont les intérêts temporels ne sont pas toujours respectueux des valeurs qu’il professe.
Avec le militarisme du début du XXe siècle, le bouddhisme japonais n’en était pas à sa première expérience de violence, comme en témoignent les moines guerriers des armées privées des monastères qui, du Xe au XVIe siècle, guerroyèrent entre eux et contre les grands feudataires. À la suite de la restauration de Meiji, qui mit à bas le régime shogunal (1868), le bouddhisme qui a été à l’apogée de sa puissance au cours du règne des Tokugawa (XVIIe-milieu du XIXe) et a largement abusé alors des prérogatives concédées par le pouvoir, perdit soudain du terrain face au shinto d’État. Sa hiérarchie réagit en élaborant une version bouddhique du patriotisme s’inscrivant dans cette vaste "invention de la tradition" qui marqua l’époque Meiji et se traduisit par la fabrication de toutes pièces d’une supposée "japonicité" inaltérable.
S’appuyant sur un grand nombre de textes, parfois un peu redondants, Brian Victoria reconstruit le processus d’élaboration de la doctrine du "bouddhisme patriotique". Les grandes sectes ne se contentèrent pas d’une légitimation théorique d’une "guerre juste"contre le Mal, selon Shakun Soen, grand maître zen de la secte Rinzai, qui défendait cette thèse dès la guerre russo-japonaise de 1905. Elles envoyèrent aussi des aumôniers aux armés en campagne et des missionnaires dans les territoires conquis qui n’étaient rien d’autre que des rouages de l’administration. Elles organisèrent également des rites propitiatoires pour demander la victoire et l’annihilation des États-Unis. Elles contribuèrent enfin et surtout à l’endoctrinement de la population en soulignant le lien étroit qui existerait entre foi et prouesses militaires. La collaboration culmina dans les années 1930-1940 avec le bouddhisme de la voie impériale (kodo bukkyo), "expression de l’assujettissement total de la Loi du Bouddha à la Loi du souverain".
L’alliance du nationalisme et du bouddhisme ne fit pas l’unanimité des croyants. Il y eut des moines contestataires qui payèrent cher leur conviction : dès les années 1920-1930, un soubresaut de résistance organisée apparut avec la Ligue des jeunes bouddhistes pour le renouveau, qui dénonçaient la participation des grandes sectes à la machine de guerre. Mais ces résistances ne se constituèrent jamais en un vaste mouvement organisé. Que se serait-il passé, s’interroge Brian Victoria, si des centaines de moines parmi les 200 000 que comptait le Japon à l’époque avaient élevé la voix ?
Ce ne sera pas le cas. Au contraire, au cours de la "guerre de la Grande Asie", le Zen, présenté comme l’essence de l’identité japonaise, sera assimilé à la bravoure : l’énergie acquise dans la pratique de la méditation étant supposée se muer en puissance guerrière. À ce zen martial, note l’auteur, succéda, au lendemain de la guerre, un autre avatar, moins dangereux mais aussi délirant : le "zen dans l’entreprise" où l’énergie de la méditation, décidément mise à toutes les sauces, sera au service de la performance gestionnaire !
Aujourd’hui, après de longues années d’un silence pesant, les grandes sectes ont finalement fait acte de repentir pour leur action durant la guerre, mais elles rechignent encore à éclaircir les raisons de ces dérives par crainte de ce qu’elles pourraient découvrir, avance Brian Victoria.