De la guerre juste à la construction de la paix
La question de la guerre et de la paix est une des plus difficiles de la morale sociale, elle est au centre de l’expérience humaine. Elle nous met au contact d’une incohérence totale ; alors que tous les hommes veulent la paix, sans cesse renaissent les violences et les conflits armés. Qu’il suffise ici de rappeler les illusions qui suivirent le premier conflit mondial ; l’opinion qui avait subi l’intolérable pensait que celui-ci ne devait jamais se reproduire ; on parlait alors de la dernière des guerres ; la « der des der » selon une expression populaire. En même temps le traité de Versailles affirmait : attendu qu’une paix juste et durable ne peut être fondée que sur la justice sociale [1]. À l’issue de la Deuxième Guerre mondiale, l’ONU emprunte la même phraséologie : « Nous, Peuples des Nations Unies résolus à préserver les nations futures du fléau de la guerre » [2] ; or depuis 1946 près de 180 conflits locaux ont pu être dénombrés. Les efforts des peuples, appuyés par les diplomates, se sont révélés manquer d’efficacité dans les cas les plus graves.
L’histoire de ces dernières années est semblable à celle des deux mille ans qui s’achèvent ; et si on se reporte plus en arrière, on la retrouve identique dans tous les continents et sous tous les régimes. La violence est le lot de l’homme et ce qui la rend encore plus étrange, c’est que des hommes de paix se sont levés à toutes les générations, qu’ils ont été applaudis, mais que leurs efforts n’ont jamais réussi à changer la condition humaine, qu’il s’agisse d’hommes politiques, de philosophes, de juristes ou d’hommes de religion : si on fait la guerre, disait déjà saint Augustin, c’est en vue de la paix.
Telle est la contradiction dont part la réflexion qui est ici proposée. Il s’agit de savoir quelle est la place du christianisme dans la situation chaotique du monde où les systèmes politiques cherchent à fonder la paix, où ils imaginent de nouvelles structures juridiques pour la sauvegarder et où ils récoltent la guerre toujours plus violente, toujours plus générale. Or la position de l’Église et des chrétiens semble avoir changé de nombreuse fois au cours des deux millénaires qui s’achèvent. Elle est passée d’une attitude plus ou moins pacifiste durant les quatre premiers siècles à la formulation de la théorie de la juste guerre, puis au soutien de politiques destinées à construire la paix. N’a-t-on pas l’impression que les théologiens ont été soucieux d’apporter une justification éthico-religieuse aux angoisses de l’opinion mais qu’ils n’ont exercé qu’une influence réduite sur ses évolutions. Ont-ils vraiment proposé une éducation à la paix des peuples et des sociétés ? La suppression de la peur, de la famine, de l’insécurité entraînées par les bandes armées, l’abandon de la théorie de la Chrétienté à la suite de la révolte des consciences devant les exactions de la colonisation en Amérique du Sud, la justification des revendications nationalistes, la condamnation de la guerre dans un monde saturé de ruines : tels sont quelques-uns des points chauds qui ont été proposés à la conscience chrétienne, mais s’agit-il de positions successives prises par les théologiens et l’Église en faisant appel à un seul principe unificateur ?
La question qui vient d’être posée touche un point central de la critique contemporaine des religions : les religions qui sont présentes dans toutes les sociétés existent-elles pour aider les populations à oublier les incertitudes de l’existence ou sont-elles l’interprète de l’ordre objectif du monde dont elles tentent de se rapprocher ?
Les systèmes philosophiques et les religions cherchent à traduire dans le concret ce qu’il y a de supérieur dans l’ordre du monde ; c’est donc de ce point de vue qu’il faut étudier le rôle de l’Église dans la société face à la violence et à la guerre.
1. Guerre ou paix ? Un problème de conscience
Pour comprendre la position de l’Église dans les questions de paix ou de guerre, il faut partir de l’anthropologie chrétienne. Celle-ci considère que l’homme est un être libre, autonome dans ses prises de décision morale, responsable d’arbitrer en maintes occasions entre divers devoirs et construisant ainsi l’ordre social [3]. Elle lui remet la décision de ce qui est le bien ou le mal pour lui ; non pas dans un jugement reflétant son bon plaisir, mais par une décision réfléchie de la manière dont, lui, peut inscrire dans la réalité, dans ce moment donné, ce qu’il tient pour le plus conforme à la volonté de Dieu sur lui. Cette anthropologie s’oppose à la mentalité la plus répandue qui voit dans ce que veut la société la norme du bien et identifie conduites, attitudes et jugements personnels avec ce que pense le groupe ; elle s’oppose à l’individualisme libéral qui a l’illusion de laisser la seule raison dire ce qui est bien ou mal ; elle va à l’encontre du collectivisme marxiste qui remet au parti de déterminer la ligne qui doit être suivie en conscience ; ainsi, protège-t elle la conscience individuelle de la domination éthique de la communauté à laquelle elle appartient ; cherchant à affiner la conscience, elle stimule le progrès moral de l’humanité.
Un deuxième trait de l’anthropologie chrétienne vient de ce que l’exercice de sa responsabilité conduira souvent l’individu à arbitrer entre les diverses facettes du bien qu’il entrevoit. La conscience chrétienne n’est jamais en repos, elle se demande toujours comment perfectionner son jugement ; c’est le mouvement du « magis » ; mis en valeur par saint Ignace dans la formule : ad majorem Dei gloriam. Comme le dit Jean-Paul II : « La foi n’endort pas la conscience ; elle met plutôt en elle la hantise d’une recherche continuelle des conditions qui correspondent le mieux à la dignité d’un être doué d’intelligence de liberté » [4]. Cette constatation trouve son application dans l’attitude de l’homme face à la violence. Une hantise du magis conduit à un sursaut de la conscience car il lui faut sans cesse juger ce qui fait de la personne, dans le moment présent, un homme de paix [5]. Cette situation a été mise en évidence dès le IVe siècle par saint Ambroise [6]. Il voit dans la situation ambiguë où se trouve le chrétien l’un des traits spécifiques de cette religion qui donne une importance extraordinaire au jugement de la conscience. Il y a deux manières, dit-il, de pécher contre la justice ; I’une c’est de commettre un acte injuste, l’autre c’est de ne pas venir au secours de la victime d’un injuste agresseur. En effet, si le précepte de la non violence contenu dans les Béatitudes m’interdit d’user de la force, celui de la charité me commande de défendre, dans la mesure du possible, celui dont la vie est en péril.
L’enseignement de saint Ambroise est très clair ; il montre que face à la violence la conscience se trouve prise entre plusieurs devoirs, ceux de non violence et de solidarité avec les plus faibles. Partant de cette constatation, les théologiens des siècles suivants ont formulé un certain nombre d’enseignements pour aider les individus à discerner quel était leur devoir dans une situation donnée ; ces règles de comportement ont été progressivement synthétisées dans ce qui est devenu la théologie de la guerre juste ; celle-ci devint une grille de lecture de plus en plus précise de situations de violence. Elle permit à la conscience de juger de sa responsabilité face à une situation en analysant ses diverses composantes, et de la juger en se référant aux valeurs supérieures que propose l’Église.
2. La théorie de la guerre juste
L’expression « guerre juste » sonne mal aux oreilles de notre temps ; l’argument est simple : il ne peut pas y avoir de violence qui soit juste, surtout pour un chrétien qui est tenu par la parole de l’Évangile : Bienheureux les pacifiques.
Mais il y a deux manières d’empêcher la violence, en s’en abstenant certes ; mais aussi si on ne peut éviter qu’il y soit recouru dans une société donnée, en tentant de la limiter, quand tout n’est pas immédiatement possible, il faut tenter de se rapprocher, autant que faire se peut, de l’idéal poursuivi. Telle fut l’attitude de l’Église dans les sociétés du Moyen Âge, en proie à la violence chronique. Son effort se caractérise alors par un effort de persuasion ou d’éducation des consciences ; cela à un niveau élémentaire et à un niveau supérieur.
À un niveau élémentaire
La seule arme dont disposait l’Église était son autorité morale assortie de peines ecclésiastiques. Elle invite donc les fidèles à prendre leurs distances avec la violence et, dans une société croyante, elle pouvait user de peines ecclésiastiques. Notons bien qu’elle ne va pas se comporter comme un super-pouvoir imposant le pacifisme absolu ; elle usa d’abord d’un biais. Comme l’affirmait le Concile de Charroux (989) : « Personne sans la paix ne verra le Seigneur » ; les pouvoirs féodaux devaient être convaincus de cette maxime et conduits à prendre des engagements de non violence ; ceux-ci furent d’abord limités ; ce furent la Paix de Dieu et la Trêve de Dieu. Par la Paix de Dieu, princes et nobles passaient des conventions volontaires devant l’évêque en vue de ne pas nuire aux faibles, aux marchands ou aux clercs ; cet engagement était assorti de peines ecclésiastiques pouvant aller jusqu’à l’interdit du territoire, l’excommunication et la privation de la sépulture religieuse. Le mécanisme de la Trêve de Dieu faisait lui aussi appel aux sentiments chrétiens des princes et des populations ; il partait du principe qu’il était indécent pour les chrétiens de se battre à certains jours, même légitimement, lorsqu’ils avaient une signification religieuse spéciale ; cette pratique permit de proscrire la violence dans certaines régions. Comme l’édictait le Concile de Bourges en 1038 : « Nous avons dédié à Dieu le jeudi à cause de l’Ascension du Christ, le vendredi, en mémoire de ses souffrances, le samedi en raison de sa sépulture, le dimanche à cause de sa Résurrection ; en sorte qu’en ces jours, il ne devra y avoir aucune expédition et nul n’aura à redouter son ennemi » [7].
À un niveau raisonné
Ces expédients menaient une lutte indirecte contre la violence ; ils faisaient appel à la conscience pour qu’elle se soumette à des engagements pris (Paix de Dieu) ou imposés (la Trêve de Dieu). La théorie de la juste guerre va faire appel directement à la conscience pour qu’elle renonce d’elle-même à la violence ; elle marque un progrès considérable de la conscience morale puisqu’elle remet à celle-ci de porter un jugement bon ou mauvais sur une action. La conscience, analysant les données d’une situation, va porter un jugement sur ce qui est, pour elle, le bien à un moment donné ; la théorie de la guerre juste fut à l’origine une pédagogie pour libérer la conscience des conditionnements dans lesquels elle se trouve : passion, désir de vengeance, mise à profit d’une situation de domination, etc., et pour l’aider à choisir ce que l’Église tient pour une attitude juste ; elle est une grille de lecture offerte au croyant pour décider si le recours à la violence est tolérable et donc justifiable à tel moment. Elle comprend deux volets : le jus ad bellum et le jus in bello. Le jus ad bellum répond à la question : aije le droit de faire la guerre (autorité légitime) ? : y a-t-il une raison valable d’y recourir ou s’agit-il d’une agression ? Personne ne peut-il résoudre pacifiquement le différend ? La raison que j’invoque n’est-elle pas qu’un prétexte en vue de m’assurer un avantage ? L’intervention projetée est elle seulement une réaction destinée à supprimer une injustice ou est-elle en mesure d’assurer plus de justice ? Les règles du jus in bello correspondent elles aussi à des exigences simples, celles du respect des non combattants et celle de la proportionnalité entre les dommages infligés et la raison du conflit. Cette grille de lecture a traversé les siècles ; aucune conscience ne peut se dispenser d’y recourir dans l’analyse qu’elle fait des situations de conflit qui se présentent, comme nous le verrons.
Une dernière précision doit être donnée pour permettre de saisir le sens de la théorie de la juste guerre telle qu’élaborée par les théologiens au cours des âges jusqu’au XVe siècle. Elle place le croyant en présence de Dieu mais leur face à face n’est pas solitaire. L’Église y intervient ; le jugement que forme le politique ou le chef de guerre n’est pas une appréciation subjective des circonstances ; celle-ci doit tenir compte des règles objectives de moralité dont l’Église est l’interprète ; ainsi celles-ci ne peuvent être détournées de leur sens et mises au service d’intérêts temporels. Cette période de la Chrétienté se clôt d’ailleurs par un exemple frappant de la grande valeur morale qu’avait atteinte ce système.
La découverte de l’Amérique eut lieu en 1492 [8]. Dès 1511, le Père Montesinos lança le mouvement de protestation contre le sort réservé par les conquistadores aux indigènes de l’Amérique. Las Casas s’engagea à fond dans cette action quelques années plus tard avec le soutien de nombreux Pères de l’Ordre dominicain, parmi lesquels Vitoria ; ce dernier avait déjà protesté contre le fait de la Conquête dans ses leçons de Indis. Ce mouvement s’amplifia et, en 1549, le Conseil des Indes informa l’empereur qu’étant donné les périls relatifs à la situation corporelle et spirituelle des indiens entraînés par la conquête, aucune nouvelle expédition ne devait être autorisée sans la permission expresse du Conseil ; le Conseil demandait également qu’une commission de théologiens et de juristes discute comment les conquêtes « pourraient être conduites justement et avec une conscience sûre » [9]. Charles-Quint ordonna de fait de suspendre les opérations militaires et de prendre l’avis des théologiens ; ce qui eut lieu dans une dispute entre Las Casas et Sepulveda à Valladolid en 1550 et 1551 [10].
L’exemple qui vient d’être mentionné montre l’originalité de la théorie de la juste guerre ; il y a conjonction du jugement moral de l’individu croyant et de la société qui se dit chrétienne, c’est-à-dire acceptant comme loi fondamentale les principes chrétiens : l’un et l’autre se situent par rapport à une vérité objective qui les lie en conscience et soumettent leur jugement final à une sorte de contrôle de l’Église.
3. L’effondrement de la théorie de la guerre juste
Les hommes ne se convertissent pas en un instant et les sociétés ne changent pas de route facilement. Or deux événements considérables vont se produire au XVe siècle et provoquer une onde de choc dont les effets se font encore sentir aujourd’hui. L’un est d’ordre matériel, l’autre religieux ; I’un et l’autre vont détraquer le mécanisme très délicat d’éducation à la paix que constituait la théorie de la guerre juste dans la Chrétienté : la révolution commerciale et l’apparition des nationalismes d’une part, la rupture de l’unité chrétienne d’autre part. La découverte de l’Amérique n’est pas seulement le signe d’une révolution dans les techniques de navigation ; elle s’est produite au moment de la naissance de l’esprit scientifique. Ce nouveau rapport est établi entre l’esprit humain et le monde qui l’entoure ; celui-ci n’est plus connu à travers la Révélation mais grâce à l’observation des faits de la nature et à l’utilisation que les individus font de leurs connaissances pour atteindre les fins qu’ils se fixent. L’homme n’est plus habité par l’idée de Chrétienté ; il est avant tout soucieux de poursuivre les objectifs terrestres qu’il entrevoit. Cette séparation s’opère entre les fins terrestres et les fins spirituelles alors que, dans l’époque précédente, les premières étaient ordonnées aux secondes.
L’exemple de saint François-Xavier est ici frappant ; il se sent mis en demeure de faire un choix entre gagner l’univers ou annoncer l’Évangile. La dissociation de ces objectifs dans la conscience de l’homme de la Renaissance est le signe qu’on est entré dans une époque nouvelle. Or au même moment émergent les nations ; I’État devient le moyen de s’approprier les richesses du monde, de le développer et, pour un peuple, de lui imposer sa marque [11].
La rupture de l’unité chrétienne favorisera le développement des nationalismes. Du point de vue de l’analyse politique, la Réforme protestante, en s’en tenant au seul rapport direct du croyant avec Dieu et en éliminant la fonction d’arbitre moral que pouvait jouer l’Église dans les affaires temporelles, supprima le modérateur de la mise en œuvre de la théorie de la guerre juste. L’éclatement de la Chrétienté n’a pas seulement supprimé l’autorité morale qui pouvait exercer une influence pacificatrice sur le monde, il a encore créé les conditions pour mettre la religion au service des politiques nationales : « L’enseignement des deux royaumes que Luther avait proposé pour libérer la société de l’emprise papale fut exploité pour légitimer l’abandon par l’Église de sa responsabilité dans le domaine social et politique » [12]. La théorie de la juste guerre fut détournée de sa fin première et permit d’apporter un semblant de légitimation morale à la satisfaction des ambitions nationales par la force. De nombreuses études ont établi comment les religions monothéistes d’Occident, dans les divers pays, ont soutenu activement les guerres nationales de leurs contrées [13].
La Papauté très affaiblie des XVIIe et XVIIIe siècles n’entra pas dans ces perspectives nationalistes, mais la position qui était alors la sienne, tant au plan inter national que vis-à-vis des Églises locales, ne lui permit pas de combattre directement cette tendance.
4. Nouvelle approche de la violence endémique des sociétés
La connivence qui s’établit entre la théorie de la guerre juste et le nationalisme a conduit le monde à une impasse tragique. Depuis les guerres révolutionnaires et napoléoniennes la violence n’a fait que croître et s’étendre. Deux fois le monde entier a été embrasé ; les totalitarismes ont semé la mort [14]. La force de déferlement du nationalisme fut telle qu’elle se rendit maître de l’esprit des chrétiens de chaque pays qui mirent Dieu au service de leur cause considérée comme la seule juste : Au Gott mit uns des Allemands répondait le Gesta Dei per Francos des Français et les sermons du temps de guerre repoussaient tout appel à la paix, même celui de Benoît XV du ler août 1917 : « Très Saint Père, s’exclamait le prédicateur de la Madeleine, nous ne pouvons pas retenir pour l’instant vos appels à la paix », tout en reconnaissant dans le Pape sa « grandeur morale » et un « trône de justice » [15].
La théorie de la juste guerre offrit aux nationalismes la possibilité de justifier leur intransigeance et leur extrémisme devant l’opinion ; cette situation étrange doit être expliquée car le mouvement qui nous en libérera devra prendre le contre-pied de ses affirmations. Deux arguments semblent avoir prévalu auprès de l’opinion.
a) Il y a dans l’humanité, spécialement vive dans les pays marqués par le monothéisme, une aspiration invisible à réaliser l’unité des peuples autour de la vérité. En effet, si tous les hommes sont fils d’un même Père, ils doivent pouvoir vivre en frères dans un même ensemble politique ; mais le jour où disparaît l’arbitre potentiel entre les diverses ethnies qui la composent, leurs ambitions réciproques font qu’elles recourent à la force pour se protéger de toute tentative de domination à leur égard ; cette logique ne sera rompue que si on établit un nouveau type d’arbitrage international.
b) L’unité, telle qu’elle avait été conçue au Moyen Âge et à la Renaissance, exigeait l’uniformité des croyances chez tous les membres de la société politique ; la confession d’une même foi était regardée comme la garantie de la stabilité des institutions. L’histoire a montré maintenant que cette exigence ne peut être maintenue dans le monde contemporain car d’une part, l’homme place sa dignité dans l’exercice d’une responsabilité sociale et politique et, d’autre part, l’homogénéité culturelle des nations se vérifie de moins en moins du fait du brassage des populations. Il en résulte que toute action pour la construction de la paix doit être apte à développer le sens d’une fraternité universelle voyant dans la diversité de l’expérience humaine des divers peuples une source d’enrichissement et non une menace à la coexistence des civilisations. Telles sont les deux tendances qui se sont développées tout au long des deux derniers siècles pour tenter de transformer fondamentalement les relations dans la société internationale, substituant à la force la coexistence et la coopération ou des œuvres communes.
5. La construction de la paix au cours des deux derniers siècles
Dans le même temps où les nationalismes se développaient en Occident prenait naissance et s’amplifiait un courant d’opinion intégrant des forces sociales d’inspirations très différentes mais qui avaient en commun de faire de la construction de la paix le premier impératif de la vie sociale. Des chrétiens participèrent à ce mouvement. Nous assistons à partir du pontificat de Pie IX à un repositionnement de la Papauté et de l’Église dans la société grâce à une prise de conscience de plus en plus générale des nouvelles conditions dans lesquelles ils doivent accomplir leur mission de justice et de paix.
La construction de la paix est regardée comme un défi que l’humanité doit relever.
1. Elle n’est pas « une simple absence de guerre… elle n’est jamais chose acquise une fois pour toutes ; elle est sans cesse à construire » [16] ; ou comme avait dit Pie XII : « elle est le résultat d’une action morale et juridique » [17]. Les guerres d’indépendance aux États-Unis puis les guerres révolutionnaires et napoléoniennes avaient semé la ruine dans ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui l’Occident et avaient occasionné de nombreux morts parmi les soldats des diverses armées. C’est alors qu’apparurent les premiers mouvements de la paix dans les milieux anglo-saxons. Les premières sociétés pacifistes furent créées par des Quakers tant aux États-Unis qu’en Angleterre dès les années 1808-1812 ; elles s’orientèrent vers la non violence absolue et en firent la théorie avec des hommes comme Thoreau, Garrison, Darrow et, en Russie, Tolstoï, pour ne parler que de quelques-uns des représentants de ce courant.
Ce mouvement d’origine religieuse se transforma insensiblement chez la plupart en un mouvement humaniste [18] qui insista sur le fait que la paix devait être traitée comme une œuvre de raison. La guerre allait être considérée comme un désordre social dû à l’imperfection des institutions politiques. Cette conception fut particulièrement influente aux États-Unis et plusieurs hommes d’État, comme Wilson, furent actifs dans les mouvements de la paix de ce type ; ils pensaient que si les institutions américaines étaient étendues au reste du monde et, particulièrement, à l’Europe qui faisait montre d’un manque de maturité politique, la paix serait assurée. C’est ainsi que l’idéologie Wilsonienne fut à la base de la Société des Nations et les hommes d’État libéraux de l’Europe entrèrent dans cette perspective. Cette conception purement rationaliste de la paix explique en partie pourquoi les négociateurs du traité de Versailles ne virent aucune raison d’inviter le Saint-Siège à la table de leurs négociations.
Dans le même temps où le monde libéral et laïc précisait sa conception de la paix et trouvait à l’appliquer, le monde chrétien développait ses propres vues à ce sujet ; c’est ainsi que le père Luigi Taparelli entrevit [19], dès les années 1840 la mise en place d’une institution internationale qu’il appelait l’ethnarchie et dont la constitution enlèverait tout prétexte de guerre. La Papauté, elle aussi, adopta une attitude universaliste en découvrant progressivement les nouvelles modalités de sa présence à la vie internationale ; elle ne serait plus un arbitre qui dirait le droit à des gouvernements chrétiens ayant des prétentions diverses ; elle se situerait à un autre niveau que celui des querelles et guerres nationales. L’allocution de Pie IX au Consistoire du 20 avril 1849 et son Encyclique Cum sancta Mater du 27 avril 1859 semblent être les premières marques de cette nouvelle prise de conscience du rôle de la Papauté. Dans l’une et l’autre intervention, le Pape relève le scandale que constitue la guerre entre des nations catholiques et affirme qu’il ne peut faire autre chose que de « prêcher sans cesse la paix » car il serait contraire à sa mission d’« appeler les hommes au carnage et à la mort ». Ces premières interventions de Pie IX montrent la position d’équilibre dans laquelle se place la Papauté : d’une part elle cachera de moins en moins son hostilité à la guerre ; Jean-Paul II n’hésitera pas à employer les mots d’« absurde » et d’« indigne de l’homme » pour la qualifier ; mais en même temps, prenant acte du degré où se trouve la conscience de l’humanité, les Papes n’adopteront jamais le pacifisme absolu. Ainsi, Jean-Paul II déclarera-t-il, lorsqu’il visitera la paroisse sainte Dorothée à Rome durant la guerre du Golfe : « Je ne suis pas un pacifiste. Les textes sont nombreux pour dire qu’on ne peut pas laisser les mains libres aux "criminels sans conscience" et aux "malfaiteurs internationaux" » [20] ; il existe un devoir de solidarité d’aider les victimes d’une injuste agression [21].
Dans le même temps où les Papes se dégagèrent des conflits nationaux auxquels ils s’étaient trouvés associés dans le passé, le plus souvent du fait de l’existence des États pontificaux, ils prirent de plus en plus conscience de leur obligation d’affirmer la spécificité du Saint-Siège dans un monde qui ne la reconnaissait plus. Pie IX perçut déjà cette nouveauté à l’occasion de la ratification de la convention de la Croix-Rouge de 1864. On sait qu’à l’issue de la bataille de Solférino (1859), Henri Dunant s’employa à persuader les chefs de gouvernement de conclure un accord sur l’assistance minimum dont bénéficieraient les blessés en cas de guerre. Dans un premier temps, Pie IX refusa de s’associer à l’entreprise et même de prendre part aux négociations qui conduisirent à l’adoption de la Convention de Genève. Le Pape justifia son refus en expliquant que l’Église ne faisait la guerre à personne à la différence des États qui s’arrogeaient ce droit au nom de leur souveraineté ; il assura également que, si elle était attaquée, ses armées continueraient de traiterlesblessésavec humanité comme elle l’avait toujours fait dans le passé. Le Saint-Siège se mit ici à un autre niveau et si, finalement en 1868, il ratifia la Convention sous la pression de la France, ce fut après que fut reconnue sa spécificité ; comme devait l’écrire le Secrétaire d’État au Conseil fédéral de Berne : « Sa Sainteté… s’y est déterminée principalement afin qu’il soit pourvu d’une manière plus facile et plus régulière à l’assistance religieuse des blessés » [22].
La position morale du Saint-Siège dans la vie internationale ne sera reconnue que sporadiquement jusqu’à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Si des pays réputés non catholiques, comme la Prusse dans l’affaire de l’arbitrage des Carolines (1885), ou la Russie et les Pays-Bas pour la préparation de la première conférence de La Haye (1899), eurent recours à la diplomatie pontificale [23], il n’est que de rappeler la rebuffade que reçut Benoît XV à la suite de son appel à une trêve de Noël en 1914, l’hostilité qui accueillit son appel à la paix du 1er août 1917 ou son exclusion des négociations de paix à la suite du Traité de Londres de 1915 entre la France, l’Angleterre et l’Italie, pour se rendre compte du discrédit où le mettait son pacifisme dans l’opinion même catholique.
Quand les peuples d’Occident se virent de nouveau entraînés dans la guerre en 1939, leurs réserves tombèrent à l’égard de la Papauté ; ils comprirent qu’elle représentait une force de paix par sa puissance morale. Le cri de Pie XII, le 24 août 1939, frappa les imaginations : « Le danger est imminent, mais il est encore temps. Rien n’est perdu avec la paix. Tout peut l’être avec la guerre » [24]. Une analogie peut être trouvée ici avec l’exclamation de Paul VI devant l’Assemblée des Nations Unies : « Plus, jamais la guerre » (1965), à une époque où la guerre froide pouvait encore dégénérer en un conflit ouvert. De telles affirmations tirent leur force de l’évidence du propos et de l’autorité morale de celui qui les profèrent ; elles s’imposent à l’esprit des populations, érodent lentement leurs structures mentales tournées vers l’agressivité et les conduisent à placer l’impératif de la construction de la paix au-dessus des préférences nationales. Elles mettent l’humanité au défi de s’engager sur des voies nouvelles. Ainsi le Saint-Siège a-t-il été réinséré dans la vie internationale sur un plan nouveau, celui de l’action morale qui doit soutenir l’action juridique ; cette innovation a été rendue possible parce qu’il a su adopter une nouvelle stratégie de présence au monde, celle de la coopération avec toutes les forces d’idéal en s’adressant à tous les hommes de bonne volonté : si chaque individu, en tant qu’être humain, était invité à construire la paix, la collaboration entre croyants et non-croyants pour la réalisation de cet objectif devait un jour s’imposer. Pacifistes laïcs et pacifistes chrétiens ne pourraient plus suivre des voies parallèles ; ils devraient joindre leurs efforts pour atteindre ce but.
Rôle des « forces d’idéal »
2. L’expression « forces d’idéal » semble avoir été relativement courante au tournant des XIXe et XXe siècles ; on la trouve aussi bien sous la plume d’auteurs socialistes (Jaurès, Thomas) ou chrétiens (Don Sturzo) ; les uns et les autres entendant par là cette poussée passionnelle qui est susceptible d’entraîner les foules pour la réalisation d’un idéal hier le nationalisme, aujourd’hui la paix ; elles ont en commun de mobiliser les énergies pour l’obtention d’un résultat qui est hors d’atteinte d’un mouvement particulier ; c’est ainsi qu’Albert Thomas, ancien ministre socialiste de l’armement, se tourna dès 1919 vers le mouvement chrétien social afin de lui demander de l’aider à consolider l’œuvre du Bureau international du Travail [25] ; ce qui ne manquera pas de surprendre plus d’un, c’est le fait que Pie XI répondit favorablement à ces avances et autorisa un prêtre à travailler au sein du Bureau. La conjonction des forces d’idéal pour la Justice qui avait commencé dans la pratique reçut ainsi une sorte d’approbation.
Si la préoccupation majeure d’une société n’est plus d’éviter la guerre mais de construire la paix, les valeurs qui composent la grille de lecture de la théorie de la juste guerre voient leur importance relative modifiée. Prenons par exemple les concepts d’ultime recours et d’intention droite dans le jus ad bellum.
Dans la théorie classique, l’autorité supérieure était considérée comme disposant seule de l’usage de la force afin de faire régner la justice ; dans la perspective nouvelle, ce qui lui est demandé, c’est de mobiliser les énergies des peuples vers des objectifs positifs ; son rôle est élargi ; il n’est plus de faire la guerre ou d’imposer la non-guerre mais de construire la paix. La mission des pouvoirs politiques prend une nouvelle signification car, comme le dit encore Gaudium et spes : il s’agit pour eux « d’édifier un monde qui soit vraiment plus humain pour tous et en tous lieux » (§ 77, 1) et dans des conditions difficiles, car « la paix n’est jamais acquise une fois pour toutes ; elle est sans cesse à construire » (§ 78, 1).
La paix est désormais considérée comme une valeur globale ou mieux englobante ; demandant que les autres valeurs sociales soient jugées en fonction de leur aptitude à en favoriser l’instauration, elle va avoir une influence directe sur l’interprétation de la théorie de la guerre juste. Prenons par exemple l’intention droite. Selon l’interprétation traditionnelle, il s’agissait de vérifier si la cause du conflit était bien ce qui était affirmé (le plus souvent la récupération d’un territoire) en dehors de toute autre considération ; désormais on se demandera si cette droiture existe vraiment, si les parties au différend évitent de recourir aux procédures que la communauté internationale a mises au point pour les régler (tel fut le cas avec les guerres des Malouines, du Golfe) et si les hostilités ne risquent pas de compromettre la formation d’une entente de paix entre les parties adverses.
Les autorités politiques ne peuvent assumer leurs nouvelles fonctions sans l’appui actif des mouvements sociaux et de l’opinion ; seuls ils peuvent les retenir s’ils sont tentés de retomber dans les luttes entre nations pour la domination des peuples, des territoires ou des marchés. L’erreur du traité de Versailles fut de négliger le rôle des « forces d’idéal » et de faire confiance à la seule force contraignante d’engagements pris entre hommes politiques ; on parla alors de « pactomanie ». C’est à ce moment que Lord Ponsonby (1871-1946), reprenant la thèse qu’un Quaker avait publiée en 1806 [26], soutint qu’aucun gouvernement, aussi immoral fut-il, ne pourrait braver la conscience universelle en attaquant un État désarmé [27]. C’est dans ce contexte que les « forces d’idéal » sont intervenues pour soutenir l’action des gouvernements ; mais elles n’avaient pas encore pris un poids suffisant entre les deux Guerres mondiales pour pouvoir infléchir les choix des gouvernements.
Le Saint-Siège n’est pas resté insensible à cette évolution et s’est appuyé sur ce mouvement de fond que constituent les forces d’idéal dans les sociétés contemporaines.
La coopération des mouvements d’inspiration chrétienne avec ceux d’inspiration humaniste ou socialiste caractérise la politique actuelle de la Papauté pour la construction de la paix. Si la paix est une œuvre collective qui implique la participation des peuples et de leur opinion, tous les hommes qui reconnaissent la valeur supérieure de cet idéal doivent participer à sa construction. Ce principe modifie la représentation ancienne du rôle des chrétiens et du Saint-Siège dans la vie internationale. Ce dernier s’est trouvé associé pendant des siècles avec les pouvoirs en place et la fonction de mentor qui lui avait été reconnue envers les princes chrétiens fit penser qu’il ne pourrait se départir de cette position et trouver une place dans la société moderne devenue démocratique et laique. En fait, la Papauté, dénuée de pouvoir temporel, mais puisant son inspiration dans sa vision religieuse du devenir humain, anime un courant humaniste qui dépasse le cercle des croyants. Tous ceux qui l’écoutent n’acceptent pas pour autant ses enseignements religieux mais ils sont sensibles à l’idéal qui naît de son interprétation de la vie humaine. Ainsi en fut-il des discours de guerre de Pie XII et surtout des Encycliques Mater et Magistra et Pacem in terris de Jean XXIII, du Concile Vatican II avec ses documents sur la liberté religieuse, les relations avec les religions non-chrétiennes, l’œcuménisme et la construction de la paix. Les mouvements sociaux ne doivent pas être toujours assimilés aux idéologies dont ils se réclament et attention doit être donnée aux aspects de l’humain qu’ils mettent en évidence alors que d’autres les négligent. Cette constatation fonde la nécessité du dialogue, non pas naïf et aveugle, mais lucide, entre les partenaires sociaux des diverses civilisations.
Le dialogue pour la paix
3. Il prend un aspect concret et porte sur le renouvellement de l’interprétation classique donnée aux catégories de la théorie de la juste guerre.
Si « les guerres sont faites en vue d’instaurer la paix » [28], comme l’a écrit saint Augustin, il s’agit de construire celle-ci avant qu’elles n’éclatent en adoptant des mesures permettant à chacun de penser qu’il a reçu ce qui lui revient ou estime lui revenir et que, s’il n’en est pas ainsi, le coût d’une modification de cet état de choses par la force serait déraisonnable. La paix n’est plus regardée seulement comme une absence de guerre mais comme une œuvre de justice (action morale) inscrite dans la réalité (action juridique).
Les valeurs fétiches du monde présent étant celles de la solidarité et des droits de l’homme, la collaboration des « forces d’idéal » doit se porter sur ces deux terrains. De fait, l’aide aux populations en détresse est susceptible de mobiliser les énergies de nombreuses associations ; de même, la dénonciation des violations des droits de l’homme est devenue un impératif moral partagé par des hommes de plus en plus nombreux sous quelque régime qu’ils vivent, ce qu’attestent les efforts entrepris pour soumettre les relations commerciales internationales aux exigences formulées par les conventions fondamentales de l’Organisation internationale du Travail [29]. Il peut sembler que le souci de construire la paix opère une rupture avec la théorie de la guerre juste et relègue celle-ci parmi les témoins d’époques passées. Il n’en est rien ; elle demeure la grille de lecture que les hommes sont invités à utiliser pour croître en humanité. Princes, peuples et nations se sont interrogés durant des siècles pour se donner des raisons de recourir ou non à la violence au moment où elle était sur le point de se déchaîner, ils se demandent aujourd’hui comment éviter d’en arriver à ce point et, pour cela, comment les catégories de la théorie traditionnelle peuvent être transformées en instruments de paix. Le champ de la réflexion est élargi : il s’agit, en temps de paix, de faire que les politiques suivies respectent les exigences de solidarité et de promotion des droits de l’homme dont les violations conduisent à la guerre. Partant du principe que toutes les mesures politiques doivent être jugées en fonction de leur aptitude à établir et garantir la paix, et qu’elles doivent être acceptées seulement dans la mesure où elles sont de nature à favoriser l’accomplissement de cet objectif fondamental, les diverses catégories de la théorie de la guerre juste offrent une grille de lecture pour la réalisation de cette nouvelle perspective. Ce noyau d’une « théologie de la paix » [30] doit être élaboré avant tout grâce au travail commun de théologiens, d’hommes politiques et de militaires. Une réflexion qui s’engagerait dans cette direction pourrait considérer les points suivants :
L’autorité compétente avait au Moyen Âge une double composante, politique et religieuse ; on sait qu’après la Renaissance, les États se sont attribué le droit de décider seuls de la légitimité du recours à la force. Une perspective nouvelle modifie cette situation. D’une part, la doctrine et l’opinion voient dans les institutions internationales une autorité politique supranationale, le siège de l’ultime recours ; d’autre part, elles attendent d’elles qu’elles jouent un rôle : actif, celui requis par la construction de la paix, « d’édifier un monde qui soit plus humain pour tous et en tous lieux » [31] dans des conditions difficiles puisque « la paix n’est jamais une chose acquise une fois pour toutes et qu’elle est sans cesse à construire » [32]. Les derniers Papes ont fait des Institutions internationales la clé de toute solution aux problèmes de paix ou de guerre [33]. De là les questions : l’action des gouvernements contribue-t-elle à rendre plus impartiales et efficaces les Institutions internationales ? Leur est-il permis de refuser de leur verser leurs cotisations ou de s’en retirer s’ils ne les jugent pas assez dociles ? Peut-on s’associer aux campagnes d’opinion qui les dénigrent systématiquement ?
La cause juste était pour la doctrine classique la récupération d’un territoire, la réparation d’une offense, la défense contre une agression ; seule cette dernière raison est retenue aujourd’hui, pour autant que les Institutions internationales n’ont pas été saisies du différend. La perspective nouvelle insiste sur le fait que l’origine des conflits doit être cherchée dans des causes permanentes qui tiennent à la structure actuelle des relations internationales qui favorisent plus souvent qu’on ne le pense la violation des droits de l’homme et le maintien de situations de pauvreté ; de là les questions : s’efforce-t-on d’éliminer ce qui provoque les injustices au lieu de se contenter d’en atténuer les effets ? Quelle importance est accordée à la réforme du système international afin de prévenir la course aux armements, les explosions de révolte… et de renforcer la confiance entre les peuples ? Une cause peut-elle être jugée juste si l’on n’a pas eu recours aux juridictions de conciliation, d’arbitrage ou de jugement qui existent et dont la vocation est de trouver une solution équitable aux revendications profondes des peuples ?
L’intention droite était reconnue comme telle si la cause invoquée était effectivement celle qui poussait à entrer en guerre. La paix est regardée aujourd’hui comme une valeur globale ou englobante, c’est-à-dire demandant de regarder les autres données sociales en fonction de leur aptitude à la renforcer. Une intention pour être dite droite, doit reposer sur la conviction que l’action guerrière projetée renforcera la coopération entre les peuples et les États. Il ne s’agit plus d’obtenir une victoire militaire mais de construire une paix durable parce que juste.
Le souci des populations civiles était limité à leur mise à l’écart des combats ; il doit devenir dans une culture de paix celui de leur « développement matériel et progrès spirituel » pour leur permettre de participer organiquement (Paul VI) aux décisions qui les concernent. « Le développement est le nouveau nom de la paix », mais n’est-ce pas parce que ce fait d’ordre moral est négligé qu’on en arrive à tolérer ce qui rendra plus difficile la marche des peuples vers une égalité effective comme le maintien d’un embargo alimentaire ou la destruction d’installations qui conduiront à une marginalisation économique, sociale et politique des populations les plus pauvres. Il y a là une forme de guerre totale que condamne Gaudium et spes [34].
L’exigence de proportionnalité entre elle aussi dans une culture de paix ; le coût des armements et des opérations militaires est devenu tel que les gouvernements et l’opinion doivent considérer le recours à la guerre comme inacceptable, d’autant que celle-ci constitue un processus cumulatif qui a son propre dynamisme et tend à échapper au contrôle de l’homme. Chaque génération doit trouver devant cette absurdité le courage d’un sursaut moral qui lui fasse emprunter les voies de la paix.
Les théologiens qui ont élaboré les premiers la théorie de la juste guerre ont mis en évidence les paramètres qui s’imposent à la conscience devant une situation de conflit. Il s’agissait hier de limiter le déclenchement des hostilités en s’adressant à la conscience des responsables civils et militaires. Aujourd’hui, il est demandé à tous de construire la paix. De plus, à la défense des seuls intérêts nationaux est venue se substituer l’obligation de soumettre ceux-ci aux intérêts globaux de l’humanité ; ceux-ci ont présentement pour nom un développement solidaire dans le respect de tous et de chacun. Il y a donc un fil conducteur de la théorie de la guerre juste à la construction de la paix. Un même souci d’éduquer les individus à faire régner le droit.
Père Joseph Joblin, sj