CHAPITRE II : Ce que c’est que l’Être de l’Essence, l’Être de l’Existence l’Être de l’Idée, l’Être de la Puissance.



Pour que l’on perçoive clairement ce qu’il faut entendre par ces quatre Êtres , il est seulement nécessaire de mettre sous les yeux ce que nous avons dit de la substance incréée, c’est-à-dire de Dieu, savoir :

Les créatures sont en Dieu éminemment. - 1° Dieu contient éminemment ce qui se trouve formellement dans les choses créées ; c’est-à-dire Dieu a des attributs tels, que toutes choses créées y soient contenues de façon plus éminente (voir Partie I, Axiome 8 et Corollaire 1 de la Proposition 12 ). Par exemple, nous concevons clairement l’étendue sans aucune existence et ainsi, comme elle n’a par soi aucune force d’exister, nous avons démontré qu’elle avait été créée par Dieu ( Proposition dernière, partie I ). Et parce qu’il doit y avoir dans la cause autant de perfection au moins que dans l’effet, il s’ensuit que toutes les perfections de l’étendue appartiennent à Dieu. Mais, voyant ensuite la chose étendue est de sa nature divisible, c’est-à-dire contient une imperfection, nous n’avons pu en conséquence attribuer à Dieu l’étendue ( Proposition 16, partie I ), et il nous a fallu reconnaître ainsi qu’il y a en Dieu quelque attribut qui contient toutes les perfections de la matière de façon plus excellente ( Scolie de la Proposition 9, partie I ) et qui peut tenir lieu de matière.

2° Dieu se connaît lui-même et connaît toutes choses, c’est-à-dire qu’il a aussi en lui toutes choses objectivement ( Proposition 9, partie I).

3° Dieu est cause de toutes choses et il opère par la liberté absolue de sa volonté.

Ce qu’est l’Être de l’essence, de l’existence, de l’idée, et de la puissance. - On voit clairement par là ce qu’il faut entendre par ces quatre être . En premier lieu, l’ être de l’Essence n’est rien d’autre que la façon dont les choses créées sont comprises dans les attributs de Dieu ; l’ être de l’Idée , en second lieu, se dit en tant que toutes choses sont contenues objectivement dans l’idée de Dieu ; l’ être de la Puissance ensuite se dit en ayant égard à la puissance de Dieu, par laquelle il a pu dans la liberté absolue de sa volonté créer tout ce qui n’existait pas encore ; enfin, l’ être de l’Existence est l’essence même des choses en dehors de Dieu et considérée en elle-même, et il est attribué aux choses après qu’elles ont été créées par Dieu.

Ces quatre « être » ne se distinguent les uns des autres que dans les créatures. - Il apparaît clairement par là que ces quatre être ne se distinguent que dans les choses créées mais non du tout en Dieu. Car nous ne concevons pas que Dieu ait été en puissance dans un autre être et son existence comme son entendement ne se distinguent pas de son essence.

Réponse à certaines questions sur l’Essence. - Il est facile aussi de répondre aux questions que les gens posent de temps à autre sur l’essence. Ces questions sont les suivantes : si l’essence est distincte de l’existence ; et si, en cas qu’elle soit distincte, elle est quelque chose de différent de l’idée ; et, en cas qu’elle soit différente de l’idée, si elle a quelque existence en dehors de l’entendement  ; ce dernier point ne pouvant d’ailleurs manquer d’être reconnu.

A la première question nous répondons qu’en Dieu l’essence ne se distingue pas de l’existence, puisque sans l’existence l’essence ne peut pas être conçue ; dans les autres êtres l’essence diffère de l’existence ; car on peut concevoir la première sans la dernière. A la deuxième question nous répondons qu’une chose qui est perçue hors de l’entendement clairement et distinctement, c’est-à-dire en vérité, est quelque chose de différent d’une idée. On demandera de nouveau si ce qui est hors de l’entendement est par soi ou bien créé par Dieu . A quoi nous répondons que l’essence formelle n’est point par soi et n’est pas non plus créée ; car l’un et l’autre impliqueraient une chose existant en acte ; mais qu’elle dépend de la seule essence divine où tout est contenu ; et qu’ainsi en ce sens nous approuvons ceux qui disent que les essences des choses sont éternelles. On pourrait demander encore comment nous connaissons les essences des choses avant de connaître la nature de Dieu  ; alors que toutes, je viens de le dire, dépendent de la seule nature de Dieu. Je réponds cela que cela provient de ce que les choses sont déjà créées, car si elles n’étaient pas créées j’accorderais entièrement que cette connaissance serait impossible avant qu’on eût une connaissance adéquate de Dieu ; cela serait aussi impossible et même bien plus impossible qu’il ne l’est, quand on ne connaît pas encore la nature de la Parabole, de connaître celle de ses ordonnées.

Pourquoi l’auteur dans la définition de l’essence recourt aux attributs de Dieu. - Il faut noter, en outre, que, bien que les essences des modes non existants soient comprises dans leurs substances et que leur être de l’essence y soit contenu, nous avons voulu recourir à Dieu pour expliquer d’une manière générale l’essence des modes et des substances et aussi parce que l’essence des modes n’était pas dans les substances de ces modes avant que ces dernières fussent créées et que nous cherchions l’ être éternel des essences .

Pourquoi l’auteur n’a pas examiné les définitions données par d’autres. - Je ne pense pas qu’il vaille la peine de réfuter ici les auteurs dont le sentiment diffère du nôtre et d’examiner leurs définitions ou descriptions de l’essence et de l’existence, car de la sorte nous rendrions plus obscure une chose claire. Qu’y a-t-il de plus clair que de connaître ce qu’est l’essence et l’existence ? puisque nous ne pouvons donner aucune définition d’aucune chose que nous n’en expliquions en même temps l’essence.

Comment la distinction entre l’essence et l’existence peut être facilement apprise. - Enfin, en cas que quelque Philosophe doute encore si l’essence se distingue de l’existence dans les choses créées, il n’a pas à se donner beaucoup de mal au sujet des définitions de l’essence et de l’existence pour lever ce doute ; qu’il aille simplement chez quelque statuaire ou sculpteur en bois ; ils lui montreront comment ils conçoivent selon un certain ordre une statue n’existant pas encore et ensuite la lui présenteront existante.