Chapitre V
De l’Amour.
(1) Nous diviserons l’Amour, qui n’est autre chose que la jouissance d’une chose et l’union avec elle, suivant la nature de l’objet dont l’homme cherche à jouir et auquel il veut s’unir.
(2) Certains objets sont en eux-mêmes périssables, d’autres impérissables par leur cause ; un troisième est par sa propre force et sa seule puissance éternel et impérissable.
Les choses périssables sont toutes les choses particulières qui n’ont pas été de tout temps, mais qui ont pris commencement.
Les autres sont les modes universels [*] que nous avons dit qui étaient causes des particuliers.
Mais le troisième est Dieu, ou ce que nous prenons pour une seule et même chose, la Vérité.
(3) L’amour naît donc de la représentation et de la connaissance que nous avons d’une chose et, suivant que la chose se montre plus grande et magnifique, pitre aussi l’amour est grand en nous.
(4) Nous avons le pouvoir de nous affranchir de l’amour de deux façons : ou bien par la connaissance d’une chose meilleure, ou par l’expérience que la chose aimée, que nous tenions pour quelque chose de grand et de magnifique, apporte avec elle beaucoup de suites funestes.
(5) C’est aussi un caractère de l’amour que jamais nous ne nous efforçons d’en être délivrés (comme de l’étonnement et des autres passions) et cela pour deux raisons : 1° parce que cela est impossible, et 2° parce qu’il est nécessaire que nous n’en soyons pas délivrés.
Cela est impossible parce que cela ne dépend aucunement de nous, mais seulement de ce que nous observons de bon et d’utile dans l’objet et, si nous ne voulions pas l’aimer, il serait nécessaire d’abord que cet objet ne nous fût pas connu, ce qui n’est pas en notre pouvoir ou ne dépend pas de nous, attendu que, si nous ne connaissions rien, certainement nous ne serions pas.
Il est nécessaire que nous n’en soyons pas délivrés parce qu’en raison de la faiblesse de notre nature, sans quelque chose dont nous jouissions, à quoi nous soyons unis et par quoi nous soyons fortifiés, nous ne pourrions exister.
(6) De ces trois sortes d’objets, lesquels avons-nous donc à élire ou à rejeter ?
Pour les choses périssables (puisqu’il est nécessaire, avons-nous dit, à cause de la faiblesse de notre nature que nous aimions quelque objet et que nous nous unissions à lui pour exister), il est certain que, par l’amour des choses périssables et notre union avec elles, nous ne serons aucunement fortifiés dans notre nature, considérant qu’elles sont faibles elles-mêmes et qu’un invalide ne peut pas en porter un autre. Et non seulement elles ne sont pas salutaires, elles nous sont même nuisibles ; car nous avons dit de l’amour qu’il est une union avec l’objet que notre entendement juge être magnifique et bon ; et nous entendons par là une union telle que l’aimant [**] et l’aimé deviennent une seule et même chose et forment ensemble un tout. Il est donc certainement très misérable celui qui est uni à des choses quelconques périssables ; car, puisqu’elles sont en dehors de son pouvoir et sujettes à beaucoup d’accidents, il est impossible que si elles sont atteintes de souffrances, lui-même en demeure affranchi. Et nous concluons par suite que, si ceux qui aiment les choses périssables ayant encore un certain degré d’essence sont misérables, quelle ne sera pas la misère de ceux qui aiment les honneurs, les richesses et la volupté qui n’ont absolument pas d’essence !
(7) Voilà qui suffit pour montrer comme la raison nous avertit de pour séparer de telles choses périssables, car, par ce que nous venons de dire, est clairement démontré le poison et le mal qui est contenu et caché dans l’amour de ces choses. Nous le voyons cependant d’une façon incomparablement plus claire, si nous considérons de quel bien magnifique et excellent nous sommes privés par la jouissance de ces choses.
(8) Nous avons dit que les choses qui sont périssables sont en dehors de notre pouvoir ; qu’on nous comprenne bien : nous ne voulons pas dire par là que nous soyons une cause libre ne dépendant d’aucune autre chose ; quand nous disons que certaines choses sont dans notre pouvoir et d’autres en dehors, nous entendons par choses qui sont en notre pouvoir celles que nous effectuons selon l’ordre [de la Nature] ou d’accord avec la Nature dont nous sommes une partie, par choses qui ne sont pas en notre pouvoir celles qui, étant extérieures à nous, ne sont sujettes par nous à aucun changement, parce qu’elles sont très éloignées de notre essence véritable, telle qu’elle est instituée par la Nature.
(9) Pour continuer, nous en venons maintenant à la deuxième espèce d’objets qui, bien qu’éternels et immuables, ne le sont pas par leur propre force. Si cependant nous en entreprenons quelque peu l’examen, nous percevrons aussitôt que ce sont seulement des modes qui dépendent immédiatement de Dieu. Et, telle étant leur nature, ces objets ne peuvent être connus par nous, à moins que nous n’ayons en même temps un concept de Dieu, en qui, parce qu’il est parfait, notre Amour doit nécessairement se reposer ; et, pour le dire en un mot, il nous sera impossible, si nous usons bien de notre entendement, de nous abstenir d’aimer Dieu.
Les raisons qui font qu’il en est ainsi sont claires.
(10) Premièrement, parce que nous éprouvons que Dieu seul a l’existence, et que toutes autres choses ne sont pas des êtres mais des modes ; et puisque les modes ne peuvent pas être bien conçus sans l’être duquel ils dépendent immédiatement, et que nous avons précédemment montré que si, alors que nous aimons quelque chose, nous venons à connaître une chose meilleure que celle que nous aimons, nous nous jetterons aussitôt sur elle et abandonnerons la première, il s’ensuit, sans contredit que, si nous venons à connaître Dieu qui a en lui seul toutes les perfections, nous devons nécessairement l’aimer.
(11) Deuxièmement. - Si nous usons bien de notre entendement dans la connaissance des choses, nous devons les connaître dans leurs causes ; et puisque de toutes les autres choses Dieu est la première cause, la connaissance de Dieu va donc, selon la nature des choses, avant celle de toutes autres choses ; car la connaissance de ces dernières découle de celle de la première cause. Comme maintenant l’amour vrai naît toujours de la connaissance de la magnificence et de la bonté de l’objet, que peut-il donc suivre sinon que l’amour se porte avec plus de force, que sur personne, sur le Seigneur notre Dieu ? puisqu’il est seul magnifique et un bien parfait.
(12) Nous voyons ainsi comment nous rendons l’amour fort et aussi comment il doit se reposer en Dieu seul.
Ce que nous aurions encore à dire de l’amour, nous nous efforcerons de le dire quand nous traiterons de la dernière sorte de connaissance [***].
Nous passons maintenant à la recherche promise auparavant, savoir : quelles passions doivent être admises, quelles rejetées.