Chapitre IV
Ce qui naît de la croyance et du bien et du mal de l’homme.
(1) Après avoir montré dans le précédent chapitre comment les passions naissent de l’erreur de l’opinion, voyons maintenant les effets des deux autres modes de connaissance, et, pour commencer, de celui que nous avons appelé la croyance droite [1].
(2) Ce mode de connaissance nous fait bien voir ce qu’il faut que soit la chose mais non ce qu’elle est vraiment. Et c’est la raison pour laquelle il ne peut jamais nous unir à la chose crue. Je dis donc qu’il nous enseigne seulement ce qu’il faut que soit la chose et non ce qu’elle est, y ayant une très grande différence entre les deux, comme nous l’avons vu dans notre exemple de la règle de trois ; si quelqu’un peut trouver par la proportion un nombre qui soit avec le troisième dans le même rapport que le second avec le premier, il peut dire (après emploi de la multiplication et de la division) que les quatre nombres doivent être proportionnels ; et, bien qu’il en soit ainsi, il n’en parle pas moins comme d’une chose qui est hors de lui ; mais, s’il arrive à avoir l’intuition de la proportionnalité comme nous l’avons montré dans le quatrième exemple, il dit alors que la chose est ainsi vraiment [*], attendu qu’elle n’est plus hors de lui mais en lui-même. Et voilà pour ce qui touche le premier point.
(3) Le deuxième effet de la croyance droite est qu’elle nous porte à une connaissance claire, par laquelle nous aimons Dieu et nous fait percevoir intellectuellement non les choses qui sont en nous mais celles qui sont en dehors.
(4) Le troisième effet est qu’elle nous procure la connaissance du bien et du mal, et nous indique toutes les passions qui sont à détruire. Et, puisque nous avons déjà dit auparavant que les passions qui naissent de l’opinion sont sujettes à grand mal, il vaut la peine de voir une fois comment ces passions sont passées au tamis par ce deuxième mode de connaissance, pour découvrir ce qu’il y a en elles de bon et de mauvais [2].
Et pour cela, comme il convient, considérons-les de près de la même façon que précédemment, pour pouvoir reconnaître lesquelles parmi elles doivent être choisies, lesquelles rejetées par nous. Avant toutefois de passer à cela disons d’abord brièvement ce qu’est le bien et le mal de l’homme.
(5) Nous avons déjà dit auparavant que toutes choses sont nécessaires, et qu’il n’y a dans la Nature ni bien ni mal. Ainsi tout ce que nous voulons de l’homme doit appartenir à son genre [***], lequel n’est pas autre chose qu’un être de Raison. Quand donc nous avons conçu dans notre entendement une Idée d’un homme parfait, cela peut être cause que nous voyions (quand nous nous étudions nous-mêmes) s’il y a en nous aussi quelque moyen de parvenir à une telle perfection.
(6) Et pour cette raison tout ce qui peut nous rapprocher de cette perfection nous l’appellerons bon, et mauvais ce qui, au contraire, nous empêche d’y atteindre ou ne nous en rapproche pas.
(7) Je dois donc, dis-je concevoir un homme parfait si je veux dire n’importe quoi concernant le bien et le mal de l’homme ; cela parce que si je traitais du bien et du mal, par exemple, dans Adam, je confondrais alors un être réel avec un être de Raison, ce qu’un vrai Philosophe doit éviter avec soin pour des raisons que nous exposerons par la suite ou dans d’autres occasions.
(8) En outre, comme la destination d’Adam, ou de quelque créature particulière que ce soit, ne nous est connue que par l’événement, il s’ensuit que ce que nous pouvons dire de la destination de l’homme [3], ne peut se fonder que sur le concept d’un homme parfait dans notre entendement ; d’un tel homme nous pouvons bien connaître la destination, parce qu’il est un être de raison, et nous pouvons connaître aussi, comme il a été dit, son bien et son mal, car ce sont là de simples modes de penser.
(9) Pour en venir maintenant peu à peu à la question, nous avons déjà montré auparavant comment de la représentation naissent les mouvements, modes, affections et actions de l’âme et nous avons divisé en quatre cette représentation, à savoir :
1° Le ouï-dire seul ; 2° l’expérience ; 3° la croyance ; 4° la connaissance claire. Après donc que nous avons vu les effets de tous, il est évident par là que le quatrième mode, savoir la connaissance claire est le plus parfait de tous ; car l’opinion nous induit souvent en erreur ; et la croyance droite n’est bonne que parce qu’elle est le chemin qui conduit à la connaissance vraie, en nous excitant vers les choses qui sont vraiment aimables, de sorte que la fin dernière que nous cherchons à atteindre et la plus noble que nous connaissions est la connaissance claire.
(10) Toutefois, cette connaissance claire aussi diffère selon les objets qui se présentent à elle et d’autant meilleur est l’objet auquel elle s’unit, d’autant meilleure est cette connaissance ; et par suite celui-là est l’homme le plus parfait qui s’unit à Dieu, l’être souverainement parfait et jouit ainsi de lui.
(11) Pour découvrir donc ce qu’il y a de bon et de mauvais dans les passions, nous les prendrons chacune à part pour les considérer ; et nous commencerons par l’Étonnement. Cette passion, puisqu’elle naît ou de préjugés ou de l’ignorance, est une imperfection dans l’homme sujet à cette disposition de l’âme. Je dis une imperfection parce que l’étonnement par lui-même ne conduit à rien de mauvais [****].
[1] La croyance est une conviction forte, née de raisons, par laquelle je suis persuadé dans mon entendement que la chose est vraiment telle, en dehors de mon entendement, que j’en suis persuadé dans mon entendement. Une conviction forte, née de raisons dis-je, pour la distinguer aussi bien de l’opinion, qui est toujours douteuse et sujette à l’erreur, que de la science qui ne consiste pas en une conviction née de raisons, mais en une union immédiate avec la chose elle-même. Je dis encore que la chose est vraiment et telle en dehors de mon entendement [que je la conçois] vraiment car dans ce mode de connaissance les raisons ne peuvent me tromper sans quoi elles ne se distingueraient pas de l’opinion. Telle car ce mode de connaissance peut m’enseigner seulement ce qu’il faut que soit la chose, non ce qu’elle est vraiment sans quoi il ne se distinguerait pas de la science. En dehors, car il ne nous fait pas jouir intellectuellement de ce qui est en nous, mais de ce qui est hors de nous.
[*] Le texte hollandais donne : il dit alors vraiment que la chose est ainsi. Je le modifie d’après Sigwart et W. Meijer.
[2] Quant au quatrième effet de cette croyance vraie, il est qu’il nous indique en quoi consiste la vérité et la fausseté**.
** Cette note ne se trouve ni dans l’édition de van Vloten et Land ni dans Sigwart. Je l’emprunte à l’édition de W. Meijer ; elle me parait utile d’ailleurs, vu qu’au chapitre XIV, Spinoza semble y faire allusion ; la note (2) de Sigwart se trouve ainsi devenir la note (3).
[***] Ce que nous appelons bien de l’homme, c’est sa conformité à l’idée générale que nous avons de l’homme.
[3] [Par la considération] d’aucune créature particulière on ne peut avoir une idée qui soit parfaite, car la perfection même de cette idée, c’est-à-dire [le jugement par lequel on décide] si elle est parfaite ou non, il faut nécessairement la déduire d’une idée générale ou Être de Raison.
[****] Toute la fin de ce chapitre, depuis le paragraphe 9, ne me paraît pas faire partie de la rédaction primitive.