Dialogue

Entre l’Entendement, l’Alour, la Raison et la Concupiscence



(1) L’Amour. - Je vois, frère, que mon être et ma perfection dépendent entièrement de ta perfection ; et comme la perfection de l’objet que tu as conçu est ta perfection et que de ta perfection à son tour provient la mienne, dis-moi donc, je te prie, si tu as conçu un être qui soit souverainement parfait, ne pouvant être limité par aucun autre, et dans lequel je sois aussi compris.

(2) L’Entendement. - Je ne considère pour ma part la Nature pas autrement que dans sa totalité, comme infinie et souverainement parfaite et, si tu as quelques doutes là-dessus, interroge la Raison : elle te le dira.

(3) La Raison. - De cela la vérité n’est pas douteuse pour moi, car si nous voulons limiter la Nature nous devons, ce qui est absurde, la limiter par un Néant [*]. A cette absurdité nous échappons en posant qu’elle est Une, Éternelle, Infinie, par elle-même toute puissante, embrassant tout et sa négation nous l’appelons le Néant.

(4) La Concupiscence [**]. - En vérité cela va merveilleusement ensemble, que l’unité ne fasse qu’un avec la diversité que je vois partout dans la Nature. Comment ? - Je vois que la substance entendante n’a aucune communauté avec la substance étendue, et que l’une [ ne] limite [ pas] l’autre [***].

(5) Et si, outre ces deux substances, tu veux en poser une troisième, qui soit parfaite en tout, vois, tu t’embarrasses toi-même dans des contradictions manifestes, car si la troisième est posée en dehors des deux premières, elle est privée alors de tous les attributs qui leur appartiennent < ce qui certes ne peut avoir lieu dans un tout en dehors duquel n’est aucune chose > [****].

(6) En outre, si cet être est parfait et tout-puissant, il sera donc tel parce qu’il s’est produit lui-même et non parce qu’il a produit autre chose ; et cependant celui-là serait plus puissant qui pourrait se produire lui-même et pourrait produire en outre autre chose.

(7) Et enfin, si tu l’appelles omniscient, il est donc nécessaire qu’il se connaisse lui-même ; et en même temps tu dois comprendre que la connaissance de soi-même est moins que la connaissance de soi-même jointe à la connaissance des autres substances.
Et ce sont là autant de contradictions manifestes. C’est pourquoi je veux avoir conseillé à l’Amour de se tenir pour satisfait avec ce que je lui montre, et de ne pas chercher autre chose.

(8) L’Amour. - Que m’as-tu donc montré d’autre, Infâme, que ce dont découle incontinent ma perte. Car, si je m’étais uni à ce que tu m’as indiqué, j’aurais été aussitôt poursuivi par les deux ennemis principaux du genre humain : savoir la Haine et le Repentir et maintes fois aussi par l’Oubli ; et ainsi je me tourne encore une fois vers la Raison pour qu’elle continue et ferme la bouche à ces ennemis.

(9) La Raison. - Ce que tu dis, ô Concupiscence, qu’il y a des substances distinctes, cela, je te le dis, est faux ; car je vois clairement qu’il y en a une Unique, laquelle subsiste par elle-même et est le soutien de tous les autres attributs. Et tout autant que tu veux nommer le corporel et le pensant des substances à l’égard des modes qui en dépendent, tout autant tu dois les nommer aussi des modes à l’égard de la substance [*****] dont ils dépendent ; car ils ne sont pas conçus par toi comme subsistant par eux-mêmes ; et de même que vouloir, sentir, entendre, aimer, etc., sont différents modes de ce que tu nommes une substance pensante, modes que tu ramènes tous à l’unité et dont tu ne fais qu’une seule chose, de même je conclus aussi, par tes propres démonstrations, que l’étendue infinie et la pensée, assemblées avec d’autres attributs infinis (ou dans ton langage d’autres substances) ne sont pas autre chose que des modes de l’être Unique, Éternel, Infini, Existant par lui-même, et de tous nous composons, comme il a été dit, un Unique et une Unité en dehors de laquelle on ne peut se représenter aucune chose.

(10) La Concupiscence. - Dans cette manière de parler qui est la tienne, je vois une très grande confusion ; car tu sembles vouloir que le tout soit quelque chose en dehors de ses parties ou sans elles, ce qui, en réalité, est absurde ; car tous les philosophes disent unanimement que le tout est une notion secondaire [******] et n’est dans la Nature, en dehors de la pensée humaine, rien de réel.

(11) En outre, comme je le tire de ton exemple, tu confonds le tout avec la cause ; car ainsi que je le dis, le tout n’a d’existence que de ses parties ou par elles ; or voici que tu te représentes la force pensante comme une chose dont dépendent l’Entendement, l’Amour, etc. ; et tu ne peux la nommer un Tout mais une Cause des Effets que tu viens de nommer.

(12) La Raison. - Je vois bien comme tu rassembles tous tes amis contre moi, ainsi ce que tu n’as pu accomplir avec tes raisons fausses, tu tentes de l’atteindre avec l’ambiguïté des mots selon l’usage commun de ceux qui se mettent contre la vérité. Mais tu ne réussiras pas à attirer l’Amour de ton côté par ce moyen. Tu prétends donc que la cause, pour autant qu’elle est productrice de ses effets, doit être en dehors de ces derniers, et tu dis cela pour cette raison que tu connais seulement la cause transitive et ne sais rien de l’immanente, laquelle ne produit absolument rien en dehors d’elle-même. C’est ainsi que par exemple l’entendement est la cause de ses idées ; c’est pourquoi je le nomme une cause en tant que ses idées dépendent de lui [*******] et, d’autre part, un tout eu égard à ce qu’il est composé de ses idées ; de même Dieu vis-à-vis de ses effets ou créatures n’est pas autre chose qu’une cause immanente et il est aussi un tout eu égard au deuxième aspect.


[*Le texte hollandais, tel que le donnent toutes les éditions, sauf la plus récente (celle de W. Meijer), après les mots met een Niet moeten bepalen (nous devons la limiter par un Néant) ajoute : en dat onder deze volgende, eygenchappen, etc. (et cela sous les attributs suivants, savoir : qu’il est Un Eternel, infini par lui-même ; absurdité à laquelle nous échappons en posant qu’elle est une Unité éternelle, infinie, toute-puissante, etc., savoir la Nature et le tout compris en elle, etc.). Freudenthal a bien montré comment le texte s’est altéré en cet endroit et quelle devait être la leçon primitive. Je corrige d’après ses indications.

[**Begeerlijkheid et non Begeerte (désir) ; Begerte correspondrait à peu près à appétit irascible ; Begeerlijkheid à appétit concupiscible.

[***J’ajoute au texte une négation ; je lis dat d’een de andre niet bepaald, selon l’avis de Freudenthal.

[****Les mots que je mets entre crochets < > ne semblent pas ici être à leur place. La concupiscence vient de combattre le théisme (de Descartes) et, pour les théistes, Dieu n’est pas un tout en dehors duquel rien n’existe ; si l’on voulait conserver ces mots, il faudrait les rattacher à ce qui va suivre (et qui est dirigé contre le panthéisme), il faudrait lire comme le propose Freudenthal : à la vérité, cela n’aurait pas lieu dans un tout en dehors duquel rien n’existerait, mais cette conception est tout aussi peu acceptable, car si cet être est parfait, etc. Freudenthal, au reste, ne s’arrête pas à cette supposition, et considère le dernier membre de phrase du paragraphe 5, tout le paragraphe 6 et le paragraphe 7 jusqu’aux mots c’est pourquoi, comme interpolé.

[*****Texte de B ; A des substances.

[******Secunda notio, notion dérivée on abstraite.

[*******La leçon de B est ici admise dans le texte par van Vloten et Land celle de A est inacceptable.