EII - Proposition 10 - corollaire - scolie


Tous doivent accorder assurément que rien ne peut être ni être conçu sans Dieu. Car tous reconnaissent que Dieu est la cause unique de toutes choses, tant de leur essence que de leur existence, c’est-à-dire Dieu n’est pas seulement cause des choses quant au devenir, comme on dit, mais, quant à l’être. La plupart disent toutefois : Appartient à l’essence d’une chose ce sans quoi la chose ne peut ni être ni être conçue ; ou bien donc ils croient que la nature de Dieu appartient à l’essence des choses créées, ou bien que les choses créées peuvent être ou être conçues sans Dieu, ou bien, ce qui est plus certain, ils ne s’accordent pas avec eux-mêmes. Et la cause en a été, je pense, qu’ils n’ont pas observé l’ordre requis pour philosopher. Au lieu de considérer avant tout la nature de Dieu, comme ils le devaient, puisqu’elle est antérieure tant dans la connaissance que par nature, ils ont cru que, dans l’ordre de la connaissance, elle était la der­nière, et que les choses appelées objets des sens venaient avant toutes les autres. Il en est résulté que, tandis qu’ils considéraient les choses de la nature, il n’est rien à quoi ils aient moins pensé qu’à la Nature divine, et, quand ils ont plus tard entrepris de considérer la nature divine, il n’est rien à quoi ils aient pu moins penser qu’à ces premières fictions, sur lesquelles ils avaient fondé la connaissance des choses de la nature, vu qu’elles ne pouvaient les aider en rien pour connaître la nature divine ; il n’y a donc pas à s’étonner qu’il leur soit arrivé de se contredire. Mais je ne m’arrête pas à cela ; mon intention était ici seulement de donner la raison pour laquelle je n’ai pas dit : Appartient à l’essence d’une chose ce sans quoi elle ne peut ni être ni être conçue ; c’est parce que les choses singulières ne peuvent être ni être conçues sans Dieu, et cependant Dieu n’appartient pas à leur essence ; j’ai dit que cela constitue nécessairement l’essence d’une chose, qu’il suffit qui soit donné, pour que la chose soit posée, et qu’il suffit qui soit ôté, pour que la chose soit ôtée ; ou encore ce sans quoi la chose ne peut ni être, ni être conçue, et qui vice versa sans la chose ne peut ni être, ni être conçu. [*]


SCHOLIUM :

Omnes sane concedere debent nihil sine Deo esse neque concipi posse. Nam apud omnes in confesso est quod Deus omnium rerum tam earum essentiæ quam earum existentiæ unica est causa hoc est Deus non tantum est causa rerum secundum fieri ut aiunt sed etiam secundum esse. At interim plerique id ad essentiam alicujus rei pertinere dicunt sine quo res nec esse nec concipi potest adeoque vel naturam Dei ad essentiam rerum creatarum pertinere vel res creatas sine Deo vel esse vel concipi posse credunt vel quod certius est, sibi non satis constant. Cujus rei causam fuisse credo quod ordinem philosophandi non tenuerint. Nam naturam divinam quam ante omnia contemplari debebant quia tam cognitione quam natura prior est, ordine cognitionis ultimam et res quæ sensuum objecta vocantur, omnibus priores esse crediderunt ; unde factum est ut dum res naturales contemplati sunt, de nulla re minus cogitaverint quam de divina natura et cum postea animum ad divinam naturam contemplandum appulerint, de nulla re minus cogitare potuerint quam de primis suis figmentis quibus rerum naturalium cognitionem superstruxerant ; utpote quæ ad cognitionem divinæ naturæ nihil juvare poterant adeoque nihil mirum si sibi passim contradixerint. Sed hoc mitto. Nam meum intentum hic tantum fuit causam reddere cur non dixerim id ad essentiam alicujus rei pertinere sine quo res nec esse nec concipi potest ; nimirum quia res singulares non possunt sine Deo esse nec concipi et tamen Deus ad earum essentiam non pertinet sed id necessario essentiam alicujus rei constituere dixi quo dato, res ponitur et quo sublato, res tollitur vel id sine quo res et vice versa id quod sine re nec esse nec concipi potest.

[*(Saisset) : Tout le monde doit accorder que rien n’existe et ne peut être conçu sans Dieu. Car il est reconnu de tout le monde que Dieu est la cause unique de toutes choses, tant de leur essence que de leur existence ; en d’autres termes, Dieu est la cause des choses, non seulement selon le devenir, mais selon l’être. Et toutefois, si l’on écoute la plupart des philosophes, ce qui appartient à l’essence d’une chose, c’est ce sans quoi elle ne peut exister ni être conçue ; ils pensent donc de deux choses l’une, ou bien que la nature de Dieu appartient à l’essence des choses créées, au bien que les choses créées peuvent exister ou être conçues sans Dieu ; mais ce qui est plus certain, c’est qu’ils ne sont pas suffisamment d’accord avec eux-mêmes ; et la raison en est, à mon avis, qu’ils n’ont pas gardé l’ordre philosophique des idées. La nature divine, qu’ils devaient avant tout contempler, parce qu’elle est la première, aussi bien dans l’ordre des connaissances que dans l’ordre des choses, ils l’ont mise la dernière ; et ces choses qu’on appelle objet des sens, ils les ont jugées antérieures à tout le reste. Or voici ce qui est arrivé : pendant qu’ils considéraient les choses naturelles, il n’est rien à quoi ils songeassent moins qu’à la nature divine ; puis, quand ils ont élevé leur esprit à la contemplation de la nature divine, ils ont complètement oublié ces premières imaginations dont ils avaient construit leur science des choses naturelles ; et il est vrai de dire qu’elles ne pouvaient les aider en rien à la connaissance de la nature divine, de façon qu’il ne faut point être surpris de les voir se contredire de temps en temps. Mais je n’insiste pas, mon dessein n’ayant été ici que d’expliquer pourquoi je n’ai pas dit que l’essence d’une chose, c’est ce sans quoi elle ne peut exister ni être conçue. Les choses particulières, en effet, ne peuvent exister ni être conçues sans Dieu ; et cependant Dieu n’appartient point à leur essence. En conséquence, j’ai dit : ce qui constitue l’essence d’une chose, c’est ce dont l’existence emporte celle de la chose, et la destruction sa destruction, en d’autres termes, ce qui est tel que la chose ne peut exister sans lui, ni lui sans la chose.