La mort d’un philosophe, par Jonathan Israël
Extrait du livre Les Lumières radicales, par Jonathan Israël.
Extrait du livre Les Lumières radicales, chap. 17, 1, Jonathan I. Israel
SOURCE : lekti-ecriture
Vois aussi : "LES LUMIÈRES RADICALES", par Jonathan I. Israel, Van den Enden : Philosophie, démocratie et égalitarisme, par Jonathan Israël..
Après avoir souffert des années durant d’une maladie des poumons, une forme de tuberculose dite aussi phtisie, Spinoza s’éteignit paisiblement à l’âge de quarante-quatre ans et trois mois, le 21 février 1677, un dimanche après-midi, alors que la plupart de ses voisins, au centre de La Haye, étaient à l’église. Il mourut dans la maison de l’artiste Van der Spyck, membre du consistoire luthérien de La Haye, la congrégation où le second biographe de Spinoza, Johannes Colerus, officia plus tard comme prédicateur [1]. Il ne s’attendait apparemment pas à mourir si tôt, puisqu’il ne laissa pas de testament. Selon Colerus, Meyer fut le médecin qui l’assista dans ses derniers instants, mais d’autres éléments suggèrent que ce fut Schuller [2]. Quatre jours plus tard, la procession funéraire, composée de six voitures et d’une foule nombreuse, comprenant ses amis d’Amsterdam et plus d’une « personne d’importance », chemina jusqu’à la plus charmante des églises de la ville, la Nieuwe Kerk, où il fut enterré, aux frais de Rieuwertsz [3]. Conformément à la coutume hollandaise, ses amis et ses voisins retournèrent chez lui pour parler du défunt autour de quelques bouteilles de vin. Spinoza n’était plus, mais comme ceux qui étaient présents cet après-midi-là durent en faire l’observation, ou du moins le penser, sa philosophie animait encore les conversations et les esprits.
C’est sans doute aussi le moment où s’ouvrit le débat sur les circonstances de sa fin, débat qui allait continuer à résonner pendant des décennies, non seulement au sein de la « république des lettres » mais également chez le commun du peuple, au moins pour ce qui est des Pays-Bas. Car malgré la réputation d’obscurité de sa philosophie, il apparut bientôt, et de plus en plus clairement au fil du temps, que son image et l’essentiel de sa pensée perduraient aussi dans les esprits et les cœurs de gens ordinaires, une situation que la plupart des contemporains voyaient avec un profond malaise. Comme l’écrivit Johannes Aalstius en 1705, derrière la façade austère et peu avenante de la méthode géométrique de Spinoza, ses idées essentielles étaient en fait aisées à saisir, même pour les illettrés, et elles avaient un large pouvoir de séduction qui ne laissait pas d’inquiéter [4]. Au nombre de ces idées fondamentales, Aalstius comptait l’identification de Dieu à l’univers, le rejet de la religion instituée, l’abolition du paradis et de l’enfer tout comme celle de la récompense et du châtiment dans l’au-delà, une morale du bonheur individuel ici et maintenant, et la doctrine selon laquelle il n’existe nulle réalité au-delà des lois inaltérables de la nature et, donc, ni révélation ni miracles ni prophétie. C’étaient là des idées que les gens simples pouvaient immédiatement comprendre. Disséminées largement, elles engendreraient inévitablement, au sein de ce qui était en général déjà considéré comme une ère nouvelle et « éclairée », un courant souterrain séditieux. Mais, pire encore, elles auraient dans la culture, la politique et la société un retentissement révolutionnaire. Spinoza vécut la majeure partie de sa vie reclus, chérissant la tranquillité dont il avait besoin pour développer et parfaire sa philosophie. Pourtant, par une étonnante transfiguration, il fit dès sa mort l’objet d’un véritable culte, et devint un « saint » laïc, un sujet d’hagiographie pour ses disciples et ses partisans. Certains menèrent délibérément campagne pour l’héroïser, estimant qu’il s’agissait d’un moyen efficace pour promouvoir le programme intellectuel radical qu’ils défendaient. Les éditeurs de ses œuvres posthumes y contribuèrent en vantant, comme le fait notamment la préface de Jelles, son austérité bientôt légendaire et sa détermination dans la recherche de la vérité, et en rappelant sa maxime selon laquelle celui qui aspire à enseigner aux autres comment « jouir du bien suprême » ne doit pas vouloir que ceux qu’il éclaire désignent de son nom cette connaissance. Ce noble principe l’aurait poussé « peu avant sa mort à exprimer la volonté que l’Éthique soit publiée, sans que son nom y soit inscrit ». C’est pourquoi, affirme Jelles, le « nom de notre auteur sur la page de titre et ailleurs est seulement indiqué par ses initiales » : B.D.S [5].
L’éloge atteint l’extravagance dans la biographie qu’écrivit, apparemment peu après la mort de Spinoza, Jean-Maximilien Lucas, le plus important de ses compagnons français à La Haye. Accusant les ennemis de Spinoza de l’avoir traqué sans relâche durant sa vie pour la simple raison qu’il cherchait à apprendre au peuple à distinguer la « vraie piété » de l’hypocrisie et à combattre la « superstition », Lucas affirme tenir de ceux qui étaient présents que Spinoza s’avança vers la mort l’esprit serein, irréductible, presque exalté de se sacrifier pour racheter ceux qui l’avaient méprisé et persécuté. Quant à ses admirateurs, « ceux que ses écrits ont rectifiez, et à qui sa présence étoit encore d’un grand secours dans le chemin de la vérité », Lucas leur enjoint de suivre l’exemple de Spinoza, ou du moins de glorifier son nom « par l’admiration et la louange, si nous ne pouvons l’imiter », de rehausser ainsi sa grandeur et d’assurer à jamais son renom : « Ce que nous révérons dans les grands hommes, est toujours vivant et vivra dans tous les siècles [6]. »
Il s’agissait à travers cette bataille de fixer dans les représentations et l’imagination de la postérité l’image de Spinoza face à la mort. L’enjeu était considérable. Car les dernières heures d’un penseur qui cherche à transformer les fondements spirituels de la société, et qui, pour une majorité de gens, incarne cette tentative, revêtaient une importance majeure pour ses disciples comme pour ses adversaires. La question se posait pour tous les libres-penseurs célèbres de l’époque : les rumeurs, le plus souvent violemment controversées, concernant ce qui s’était passé sur leur lit de mort affectaient grandement leur réputation posthume. Adriaen Koerbagh, qui avait combattu sans relâche les croyances reçues, avait été envoyé finir ses jours en prison, mais avait surtout été annihilé symboliquement par le bruit selon lequel il aurait alors sombré dans un désespoir absolu, brisé corps et âme. Koerbagh avait finalement répudié ses abominables conceptions passées, souhaitant n’avoir jamais écrit ses ouvrages « blasphématoires » et faisant vœu, s’il recouvrait un jour la liberté, « de ne jamais cultiver ou enseigner de nouveau des opinions telles » que celles qui avaient gâché sa vie [7]. C’est du moins ce que disait le prédicateur qui, accompagné d’un diacre du consistoire, lui rendit visite en prison le 10 octobre 1669, cinq jours avant sa mort. De même Bekker serait-il mort sous l’emprise du remords, reniant tout ce qu’il avait précédemment enseigné sur le pouvoir du diable : cette rumeur était si insistante que son fils, Johannes Henricus Bekker, se sentit obligé de publier un opuscule consignant quasiment tout ce que son père avait dit sur son lit de mort afin d’en prouver la fausseté [8].
Au début du XVIIIe siècle, nombre de cas comparables donnèrent lieu à des controverses. Les circonstances troubles de la mort de Radicati qui, après avoir fui l’Angleterre, passa ses dernières années en Hollande (1733-1737) devinrent elles-mêmes l’objet d’une violente polémique. Tombé sérieusement malade à Rotterdam en octobre 1737, il fut soigné par un prédicateur huguenot du nom de Daniel de Superville, qui fit paraître ensuite un récit détaillé de ses derniers jours : peu avant sa mort, le 24 octobre, le comte fut saisi de terreur et se réconcilia finalement avec le Christ ; il fit profonde pénitence, renonça à tout ce qu’il avait écrit contre la religion et embrassa sans réserve la foi réformée ; malheureusement il expira avant qu’un notaire n’eût pu enregistrer tous ces détails [9]... Sa conversion ultime à la piété fut largement célébrée et on édita même un dialogue imaginaire dans lequel il prédit que sa mort édifiante privera enfin les libertins et les libres-penseurs de la faible « ressource de dire qu’il y a des gens qui sont fermement persuadés de l’inutilité de la religion [10] ». Pourtant, tous ne se fièrent pas à ce témoignage : d’Argens le contesta publiquement, insistant sur le fait qu’il n’y avait pas la moindre preuve d’une « bonne et véritable conversion [11] ».
Des preuves plus solides attesteraient que le disciple athée de Fontenelle, Du Marsais, prit peur sur son lit de mort et implora le Tout-Puissant d’avoir pitié de son âme. Il réclama un prêtre, abjura solennellement ses opinions passées et reçut les derniers sacrements [12]. Au contraire, les récits entourant la mort de Matthew Tindal (1657-1733), libre-penseur d’Oxford, ne faisaient que nourrir l’incertitude. Son médecin avait prédit qu’il « abjurerait sûrement avant de mourir », et qu’un vif assaut de maladie suffirait à « le munir d’un nouvel ensemble de principes » [13]. Et il semble bien en effet, c’est du moins ce que certains prétendent, qu’aussitôt qu’il vit venir sa fin, il tomba dans « la plus grande terreur à la pensée qu’il allait bientôt devoir paraître devant ce Dieu qu’il avait si outrageusement offensé ». Toutefois, d’autres témoins rapportent qu’au dernier moment il fut détourné de la piété par les pitreries de son disciple déiste, Sedgewick Harrison, dont les « principes moraux » étaient réputés « aussi mauvais, sinon pires, que ceux du Dr Tindal » : ses railleries mortifièrent Tindal au point qu’il changea d’avis et s’en tint finalement à une bravade désespérée [14]. Ce récit est cependant lui-même contesté, de sorte qu’il est impossible d’établir « quoi que ce soit de certain sur son comportement » ultime [15].
Les derniers instants des libres-penseurs avaient donc une importance extrême, et faisaient généralement l’objet de vives contestations. Il n’en reste pas moins que l’écart était immense entre Koerbagh, Bekker, Radicati, Du Marsais ou Tindal d’un côté, et Spinoza, de l’autre. Spinoza en effet était presque partout reconnu comme le princeps, le chef des athées, des déistes et des esprits forts, ou, selon l’expression d’un théologien allemand du début du xviiie siècle, « der Chef der heutigen Atheisten » (le « chef des athées modernes » [16]). Si donc il s’était avéré qu’au cours de ses dernières heures, lui aussi, comme prétendument tant d’autres avant lui, était tombé à genoux, pour implorer le pardon du Tout-Puissant, et avait ouvert son cœur à la foi et à la piété, une telle volte-face aurait nécessairement fait sensation. Cela aurait contribué à réduire l’attrait de sa philosophie dans des proportions incalculables, à défaire sa réputation et à plonger ses admirateurs dans la désillusion. Il était non moins crucial pour ses adversaires de mettre au jour des preuves préjudiciables à son image de « saint » entre tous les incroyants que pour ses disciples d’affirmer son inébranlable attachement à ses principes, jusqu’à son dernier souffle. Ce débat était peut-être en outre, par sa nature, de ceux qu’il est impossible de clore.
Dans ces affrontements, les conservateurs bénéficiaient d’une longueur d’avance, dans la mesure où l’idée qu’un athéisme strict est en soi peu crédible, pour ne pas dire impossible, était largement répandue. C’est ce qu’exprime Montaigne, qui attribue l’idée à Platon : « il est peu d’hommes si fermes en l’athéisme, qu’un danger pressant ne ramène à la reconnaissance de la divine puissance [17] ». Mais entre « peu » et aucun, la différence était vitale, et pour étouffer la philosophie radicale et déposséder les esprits forts d’Europe de leur « saint », ce qu’alléguaient les radicaux sur la constance et la sérénité de Spinoza face à la mort devait être réfuté et discrédité [18]. Or, l’influent Pierre Bayle avait retracé la vie et la mort de Spinoza d’une façon qui consolidait la position de ces esprits forts. Car, chose inexplicable pour beaucoup, si Bayle contestait les idées de Spinoza, il avait en même temps dessiné une image hautement positive de sa personnalité et de sa conduite [19]. Au cours de ses recherches, Bayle avait contacté plusieurs de ceux qui avaient connu Spinoza et, en particulier, le fils de son éditeur, Jan Rieuwertsz le jeune (1651-1723) [20], qui lui donna accès, entre autres documents, aux manuscrits non encore publiés de la biographie de Lucas [21]. Dans son premier ouvrage majeur, les Pensées diverses sur la comète (1682), Bayle soulignait déjà la grande force morale et la constance de Spinoza au cours de la maladie qui l’emporta finalement. Un chapitre marquant développe l’idée que les hommes ne vivent généralement pas selon leurs principes, si bien qu’il n’y a rien de surprenant à ce que les chrétiens fidèles échouent souvent à mener des vies chrétiennes tandis que ceux qui se déclarent athées mènent des vies vertueuses. Spinoza était cité comme un exemple majeur de cette seconde catégorie [22].
Bayle prend le temps de savourer l’effet de ce paradoxe sur ses lecteurs en dépeignant les derniers instants de Spinoza. Il se targue d’en connaître les circonstances exactes - bien qu’elles fussent généralement ignorées - de la bouche d’« un grand homme, qui le sait de bonne part », ce qui est un trait caractéristique du style quelque peu aguicheur de Bayle. Affirmant que Spinoza « étoit le plus grand athée qui ait jamais été [23] », il raconte qu’à l’approche de sa fin, il fit venir sa logeuse et lui donna l’ordre de ne permettre à aucun ecclésiastique de l’approcher durant ses dernières heures. Bayle prétendait avoir appris par des témoins, amis de Spinoza, la raison de cette instruction, mais il en avait probablement discuté avec Rieuwertsz : Spinoza aurait voulu mourir sans devoir disputer encore et sans craindre de tomber dans un délire qui l’amènerait à dire par inadvertance des choses susceptibles de nuire plus tard à sa réputation et à sa philosophie. « C’est-à-dire, avance Bayle, qu’il craygnoit que l’on ne debitast dans le monde, qu’à la veüe de la mort, sa conscience s’étant réveillée, l’avoit fait démentir de sa bravoure, et renoncer à ses sentiments [24]. » Bayle se prémunit contre l’accusation de faire l’éloge de Spinoza en qualifiant ce comportement de « vanité [...] ridicule » et de « folle passion ». Mais plus d’un, percevant l’ambivalence de son récit, a dû s’interroger sur les intentions réelles de leur auteur.
Lucas et Bayle revendiquaient un savoir de première main et au-delà de tout soupçon à propos de ce qui s’était passé sur le lit de mort de Spinoza. Mais qui étaient ces témoins irréprochables, proches de Spinoza, présents à son chevet au moment de sa mort, et pouvait-on leur faire confiance ? C’était une question essentielle non seulement pour la popularité posthume de Spinoza, mais aussi pour la controverse plus large qui s’y rattachait, à savoir l’existence effective d’un athéisme philosophique strict. Y a-t-il des hommes qui croient sincèrement que Dieu n’existe pas ? Beaucoup de théologiens et de philosophes de l’époque, tels l’oratorien français Le Vassor et le jésuite Tournemine, soutenaient que reconnaître un Dieu provident est inné chez l’homme, inhérent à sa conscience, et que personne ne peut s’y refuser absolument [25]. Beaucoup d’hommes menaient des vies dissolues, perpétrant toutes sortes de méfaits sans perdre pour autant la croyance en Dieu, et ceux-là, en conséquence, étaient qualifiés d’« athées pratiques ». On ne pouvait nier qu’il y eût aussi des « athées spéculatifs » qui affirment que Dieu n’existe pas. Mais ceux-ci, affirmaient-ils, n’abjurent Dieu que provisoirement ou sporadiquement, puis, dans l’extrême nécessité, quand ils sont sur le point de mourir, ne manquent pas de vaciller, renoncent à l’athéisme et adorent la majesté divine. Ainsi, à strictement parler, il n’y a pas pour Tournemine de vrais « Spinosistes » [26].
Le Vassor conteste tout à fait le récit de Bayle et déclare que Spinoza ne peut avoir cru sincèrement en sa propre philosophie, pas plus qu’aucun autre « athée de spéculation » déclaré. S’il refusa jusqu’au bout de se soumettre, ce fut à la manière d’autres esprits détraqués qui s’exaltent dans un sentiment irréversible de « fausse bravoure », au point de périr sans se repentir aux yeux du monde « pour s’acquérir la gloire d’avoir pensé autrement que les autres ». Spinoza, sur le point de mourir, avait-il réellement refusé d’admettre un prêtre à son chevet ? Il l’avait fait par un esprit d’orgueil et de défi pervers, non par conviction philosophique : « Ainsi Spinoza avoit peur de n’avoir pas autant de fermeté que Vanini [27] ». Des idées similaires se firent jour parmi les théologiens protestants de l’époque. Dans un discours à Copenhague, en janvier 1687, Hector Gottfried Masius (1653-1709), prédicateur allemand officiant à la cour depuis 1686, déversa son mépris pour le récit de Bayle, soutenant lui aussi qu’il n’y a pas de vrais « athées théoriques », d’hommes qui soient absolument convaincus que Dieu n’existe pas [28]. Mais s’il n’y a pas d’« athei speculativi perfecti et consummati » (des athées spéculatifs parfaits et accomplis), il y a indubitablement, affirme Masius, des hommes dangereux, des sceptiques et des railleurs spéculatifs de profession, qu’il nomme « athei speculativi indirecti et imperfecti » (des athées spéculatifs imparfaits et retors). À leur tête se trouve Spinoza, le premier « athée » d’Europe, selon lui, depuis Machiavel et Pomponazz [29]. La philosophie de Spinoza est ainsi une bravade insensée, une forme d’imposture, puisque Spinoza lui-même ne pouvait y croire. Seuls le désespoir et la fierté l’ont empêché de reconnaître la vérité de Dieu tandis qu’il agonisait. Masius résume tout cela en une maxime : « athei practici multi, theoretici indirecti non pauci, directi et consummati nulli » (il y a beaucoup d’athées pratiques, et un certain nombre d’athées imparfaits, mais il n’existe aucun athée franc et accompli) [30].
D’autres contrèrent le récit que Bayle fit des derniers jours de Spinoza en le rejetant en totalité, pour le remplacer par un autre, tel Theodor Undereyck, prêtre réformé de Brême, qui oppose à l’athéisme son Närrische Atheist, de 974 pages. Il s’y montre plus hésitant que Masius en ce qui concerne l’impossibilité d’un athéisme théorique pur, mais, comme Le Vassor et Tournemine, il maintient que « tous les athées confondus », practicale Atheisten, speculative Atheisten provisoires, et, s’il y en a, purs speculative Atheisten, finissent par vaciller dans l’extrême détresse et « notamment à la fin de leur vie, par renoncer à leurs idées pour reconnaître que Dieu Lui-même s’est révélé à nous dans l’Écriture. Ils témoignent alors qu’il n’existe pas d’autre Dieu [31] ». Undereyck prétendait savoir de source sûre que Spinoza, loin de rester serein sur son lit de mort, avait connu le désespoir, admis la fausseté de son enseignement et reconnu non seulement le Dieu provident, mais encore la vérité de la Sainte-Trinité, qu’il avait fait le vœu, s’il se rétablissait, d’écrire de nouveaux livres pour mettre à bas tout ce qu’il avait dit par le passé [32]. On retrouve là, soutenait Undereyck, ce qui caractérise typiquement les dernières heures de vie de tous les hommes intellectuellement corrompus. Il citait aussi le cas d’un grand universitaire de sa connaissance, qui avait étudié à Leyde et s’était abondamment nourri des écrits de Hobbes et de Spinoza jusqu’à finir par confier à ses amis qu’il était devenu un « athée accompli ». Pourtant, tombé gravement malade, ce savant se repentit, renonça à l’impiété, abjura le spinozisme et embrassa finalement la vérité chrétienne [33].
Ni le temps ni l’inconsistance des informations « fiables » sur ce qui s’était vraiment passé n’atténuèrent la virulence du débat. Dans son traité sur la façon de convertir les athées au christianisme, publié à Helmstedt en 1732, Christian Breithaupt, un partisan de l’idée que le pur athéisme théorique était impossible, relança la polémique contre le récit de Bayle [34]. Ce dernier rapportait que Spinoza avait refusé d’admettre aucun homme d’Église auprès de lui, mais il restait encore à prouver qu’on devait l’interpréter comme il le faisait. Breithaupt affirme au contraire que c’est la preuve que son esprit fier et confus était en prise à des élans contradictoires et que, s’il pouvait refouler ses véritables sentiments lorsqu’il était en bonne santé, il ne disposait plus, à l’approche de la mort, des ressources nécessaires pour soutenir cette prétention. Cependant, plus effrayé à l’idée de passer pour un imposteur qu’il ne l’était à la perspective du jugement du Tout-Puissant, il avait refusé de voir un ministre de Dieu [35].
C’est précisément parce que le sujet avait pris une telle importance que, logeant par hasard à La Haye dans la chambre même où Spinoza avait vécu en 1670-1671, avant de gagner sa dernière demeure, et lisant là où le philosophe avait lu, écrit et médité, Colerus décida d’enquêter sur l’histoire de ses derniers jours aussi complètement qu’il le pourrait [36]. Il consacra donc une partie considérable de sa biographie à raconter sa fin. Tout en détestant les idées de Spinoza, Colerus était fasciné par sa personnalité ; il avoue qu’il forma le désir d’écrire sur sa vie du fait, notamment, des incessantes spéculations concernant sa mort et des récits selon lesquels à la fin ce dernier avait été saisi de terreur, avait renoncé à sa philosophie et prié Dieu de prendre son âme en pitié [37]. Colerus s’installa à La Haye en 1693 et entreprit probablement son enquête à ce moment-là, ou peu après, c’est-à-dire plus de seize ans après la mort de Spinoza. Il n’était tout de même pas trop tard pour s’entretenir avec certains de ceux qui l’avaient personnellement connu [38]. Il rencontra donc des voisins informés, en particulier Van der Spyck, et en vint à la conclusion que le philosophe était, sans conteste, bel et bien mort dans la sérénité, sans revirement de dernière minute. Il confirma aussi que Spinoza n’avait recouru à aucun remède désespéré pour renforcer son courage : il avait examiné lui-même les factures du pharmacien et elles prouvaient qu’il n’avait pris aucune drogue puissante. Pour finir, Colerus affirme expressément que Spinoza n’implora à aucun moment Dieu de prendre pitié de son âme [39].
Personne n’avait mené une enquête aussi approfondie. Le fait qu’elle confirme que Spinoza avait fait preuve de constance sur son lit de mort, après avoir mené une vie sobre et irréprochable, eut un effet sensible. Avant même que sa biographie ne parût en 1705, Colerus avait la réputation d’être le meilleur spécialiste de la vie de Spinoza dans la république des lettres [40]. La version néerlandaise de sa biographie fut abondamment diffusée et fut suivie, en 1706, d’éditions en français et en anglais. En conséquence, le récit de Bayle sur la fin de Spinoza l’emporta largement et sa réputation d’« athée vertueux » inébranlable ne put plus jamais être entamée, bien qu’il subsistât néanmoins quelques ultimes récalcitrants, tels le père Concina à Venise, qui continua, jusqu’au milieu du siècle et même au-delà, à récuser catégoriquement la version de Bayle [41].
Extrait du livre Les Lumières radicales, Jonathan I. Israel.
SOURCE : lekti-ecriture
[1] La maison avait été construite en 1646 et c’était à l’origine la propriété du grand peintre paysagiste Jan Van Goyen, qui n’y vécut pas lui-même mais la loua à partir de 1657 à l’un des fils de Jan Steen, marié à la fille de Van Goyen, Margaretha ; Blase, Johannes Colerus, p. 183 ; Suchtelen, Spinoza’s sterfhuis, p. 7 ; Steenbakkers, Spinoza’s Ethica, p. 53, 55 et 58 ; Nadler, Spinoza, p. 408.
[2] Thijssen-Schoute, « Lodewijk Meyer », p. 16-17 ; Steenbakkers, Spinoza’s Ethica, p. 55-60 ; Nadler, Spinoza, p. 408.
[3] Colerus, Vie de B. de Spinoza, p. 173-178 ; Monikhoff, Beschrijving, p. 213 ; Suchtelen, Spinoza’s sterfhuis, p. 11 ; Nadler, Spinoza, p. 407-408.
[4] Aalstius, Inleiding, p. 512-514 ; Kortholt, De tribus impostoribus, préface.
[5] [Jelles], « Voorreeden », p. 112.
[6] La Vie et l’Esprit, p. 58-59.
[7] Meinsma, Spinoza, p. 370-371 ; Evenhuis, Ook da twas Amsterdam, III, p. 359.
[8] Knuttel, Balthasar Bekker, p. 357-358 ; Zedler, Grosses Universal Lexicon, III, p. 873-874.
[9] Trinius, Freydenker-Lexicon, p. 401 ; Berti, « Radicati in Olanda », p. 517-518 ; Wielema, Filosofen, p. 93-94.
[10] Berti, « Radicati in Olanda », p. 515.
[11] Ibid., p. 517-518.
[12] Krauss, « L’Énigme de Dumarsais », p. 521-522.
[13] The Religious, Rational and Moral Conduct of Matthew Tindal, p. 28-29
[14] Ibid., p. 27.
[15] Ibid., p. 28.
[16] Breithaupt, Zufällige Gedancken, p. 24.
[17] Montaigne, Les Essais, p. 700.
[18] La Mettrie, L’Homme-machine, p. 116-117.
[19] Labrousse, Pierre Bayle, II, p. 198-204 ; Cantelli, Teologia e ateismo, p. 231.
[20] Sur ce dernier, voir Van Eeghen, Amsterdamse boekhandel, IV, p. 65.
[21] Labrousse, Pierre Bayle, II, p. 204 ; Vernière, Spinoza, p. 27.
[22] Labrousse, Pierre Bayle, II, p. 204 ; Vernière, Spinoza, p. 27.
[23] Ibid.
[24] Ibid., p. 135 ; Tournemine, « Préface », p. 5-6 et 12-13.
[25] Le Vassor, De la véritable religion, p. 3 ; Tournemine, « Préface », p. 12-13 ; Levasseur, Défense, p. 9-10 et 15 ; Kors, Atheism in France, I, p. 38-39.
[26] Tournemine, « Préface », p. 3 et 12.
[27] Le Vassor, De la véritable religion, p. 3.
[28] Masius, Dissertationes, p. 9.
[29] Ibid., p. 10-11.
[30] Ibid., p. 28-29.
[31] Undereyck, Närrische Atheist, I, p. 379.
[32] Ibid., p. 385.
[33] Ibid., p. 386.
[34] Breitht, Zufällige Gedancken, p. 12.
[35] Ibid., p. 12-13.
[36] Blase, Johannes Colerus, p. 183 ; Suchtelen, Spinoza’s sterfhuis, p. 8-9 ; Nadler, Spinoza, p. 339.
[37] Blase, Johannes Colerus, p. 185.
[38] Suchtelen, Spinoza’s sterfhuis, p. 8.
[39] Blase, Johannes Colerus, p. 188 ; Suchtelen, Spinoza’s sterfhuis, p. 10 ; Monnikhoff, Beschrijving, p. 212-213 ; Meinsma, Spinoza, p. 470 et 480.
[40] Blase, Johannes Colerus, p. 185 et 197.
[41] Concina, Della religione revelata, II, p. 213.