Lettre 11 - Oldenburg à Spinoza (3 avril 1663)



à Monsieur B. de Spinoza,

Henri Oldenburg.

RÉPONSE A LA LETTRE VI

Je pourrais alléguer beaucoup de raisons pour rendre excusable à vos yeux mon long silence, je me contenterai d’indiquer les deux principales : la mauvaise santé de M. Boyle et la multiplicité de mes propres affaires. D’une part, M. Boyle s’est trouvé empêché de répondre plus tôt à vos observations sur le salpêtre ; de l’autre, j’ai été tellement tenu pendant plusieurs mois que je n’ai pu disposer de moi-même et qu’il m’a fallu, je l’avoue, renoncer à m’acquitter des obligations contractées envers vous. Je ferai en sorte que ces deux obstacles (avec le temps) soient écartés et que l’échange de lettres avec un ami tel que vous puisse être repris. J’en aurai la plus grande satisfaction et je désire bien vivement que (Dieu aidant) notre commerce épistolaire ne souffre plus d’interruption.

Avant de m’entretenir avec vous de ce qui vous concerne particulièrement, je dois vous mander ce que M. Boyle m’a chargé de vous dire en son nom.

Il a accueilli, avec la bonne grâce qui lui est propre, vos observations sur son Traité de Physico-Chimie et vous est très reconnaissant de l’examen que vous avez bien voulu en faire. Il désire toutefois que vous le notiez, son but n’était pas de donner une analyse vraiment scientifique et complète du salpêtre, mais de montrer que la doctrine, généralement admise dans l’École, des formes substantielles et des quiddités repose sur un fondement très peu solide et que toutes les différences, habituellement dites spécifiques, existant entre les choses se ramènent à la grandeur des parties, à leur mouvement, à leur repos et à leur situation. Cela posé, dit l’auteur, les expériences relatées par lui prouvent plus que suffisamment que le salpêtre proprement dit se décompose par une analyse chimique en deux parties différant l’une de l’autre aussi bien que du tout ; qu’ensuite le corps par la jonction de ces parties a été reconstitué de telle sorte que le poids obtenu différât fort peu du poids primitif. Il ajoute qu’il a bien montré que les choses se passaient ainsi ; quant à la façon dont cela se produit, - c’est le point, semble-t-il, sur lequel porte votre conjecture - il n’en est pas question, l’auteur ne s’est pas prononcé sur ce sujet pour cette raison que cela était en dehors de son dessein. Votre explication cependant, consistant à voir dans la fixité du salpêtre un effet des impuretés mêlées au nitre et tout ce qui s’ensuit, Boyle dit que ce sont simples affirmations sans preuves ; pour ce que vous prétendez que ces impuretés, c’est-à-dire le sel fixe, ont des pores dont l’ouverture correspond à la grandeur des particules de nitre, l’auteur fait observer que le sel extrait des cendres gravelées (communément appelé potasse) forme avec l’esprit de nitre un salpêtre identique à celui que donne l’esprit de nitre avec son propre sel fixe, d’où suit d’après lui que, dans des corps de cette sorte, se trouvent des pores semblables d’où les particules volatiles du nitre ne sont point chassées.

L’auteur ne voit pas non plus que la nécessité de cette matière très subtile que vous supposez, ressorte d’aucun phénomène observé ; elle se tire uniquement de l’hypothèse suivant laquelle le vide est impossible. Quant à ce que vous prétendez concernant la cause de la différence de saveur existant entre l’esprit de nitre et le salpêtre, l’auteur répond que cela ne le touche en rien ; et quant à votre explication de l’inflammabilité du salpêtre et de la non-inflammabilité de l’esprit de nitre, il dit qu’elle présuppose la théorie cartésienne du feu insuffisamment établie à ses yeux.

Aux expériences sur lesquelles vous prétendez fonder votre explication du phénomène, l’auteur oppose ce qui suit : 1° L’esprit de nitre est bien matériellement semblable au salpêtre mais non du tout formellement, puisque tous deux diffèrent autant que possible l’un de l’autre par la saveur, l’odeur, la volatilité, le pouvoir de dissoudre les métaux et de changer la couleur des matières végétales, etc. 2° Le fait signalé par vous qu’un certain nombre de particules entraînées vers le haut se déposent en cristaux de salpêtre, trouve d’après lui son explication dans cette circonstance que des particules de salpêtre sont chassées par le feu en même temps que l’esprit de nitre, comme il arrive pour la fumée. 3° Concernant votre assertion relative à l’effet de la défécation, l’auteur fait observer que, par cette défécation, le salpêtre est principalement libéré d’un certain sel très semblable au sel ordinaire, que son mouvement ascendant et son dépôt sous forme cristalline lui sont communs avec d’autres sels : cela est un effet de la pression de l’air et d’autres causes dont on parlera ailleurs et n’a rien à voir avec le point qui est en discussion ici. 4° Pour ce que vous dites enfin touchant votre troisième expérience, cela arrive aussi avec quelques autres sels, car, dit-il, quand le papier est effectivement enflammé il communique un mouvement vibratoire aux particules rigides et fixes composant le sel et les rend ainsi scintillantes.

Pour l’erreur que vous pensez, paragraphe 5, que l’auteur impute à l’illustre Descartes, il croit que vous-même vous trompez ; il déclare n’avoir jamais visé Descartes mais bien Gassendi et d’autres qui attribuent aux particules du salpêtre une figure cylindrique, alors qu’elles sont en réalité prismatiques ; il n’a d’ailleurs voulu parler que de figures visibles.

Touchant vos observations sur les paragraphes 13 à 18, il se borne à dire que son dessein, en composant son ouvrage, était principalement de montrer, avec preuves à l’appui, quel parti l’on peut tirer de la chimie pour corroborer les principes mécaniques de la philosophie et il ajoute qu’il n’a pas trouvé ce point traité et expliqué avec autant de clarté dans d’autres auteurs. Notre Boyle est de ceux dont la confiance qu’ils ont dans leur raison ne va pas jusqu’à les rendre indifférents à l’accord des phénomènes avec la raison. Il y a, dit-il, une grande différence entre des expériences de rencontre dans lesquelles nous ignorons ce qu’apporte la nature et quelles circonstances interviennent, et des expériences disposées de telle sorte que l’on sache avec certitude quelles conditions sont réunies.

Les bois sont des corps beaucoup plus complexes que ceux dont traite l’auteur. Dans l’ébullition de l’eau ordinaire, il y a un feu extérieur duquel il n’est pas tenu compte pour la production du son visé par lui. Quant aux si nombreux changements de coloration des plantes, la cause n’en est pas encore connue ; mais que ces modifications résultent de changements affectant leurs éléments, c’est ce qui ressort manifestement de cette expérience où la couleur est modifiée par une affusion d’esprit de nitre. Le salpêtre, dit-il, n’a ni bonne ni mauvaise odeur, c’est seulement quand il est dissous qu’il acquiert une mauvaise odeur et il la perd quand il revient à l’état solide. A votre observation sur le paragraphe 25 (le reste, dit-il, le laisse indifférent) il répond qu’il a fait usage des principes posés par Épicure attribuant aux particules un mouvement à elles propre ; il lui fallait, en effet, admettre quelque hypothèse pour expliquer le phénomène. Il ne fait cependant pas sienne cette hypothèse, il s’en sert seulement pour soutenir son opinion contre les chimistes et contre l’École et il lui suffit qu’avec son aide on puisse rendre compte de la chose. A ce que vous dites au même endroit touchant l’eau pure qui n’aurait pas le pouvoir de dissoudre les corps solides, notre Boyle répond : les chimistes ont observé en diverses occasions que l’eau pure dissout les sels alcalins plus vite que d’autres corps.

Le temps a manqué jusqu’ici à l’auteur pour examiner vos remarques sur l’état liquide et l’état solide des corps et je vous envoie les observations qui précèdent pour n’être pas plus longtemps privé de commerce et de correspondance avec vous.

Je vous prie expressément de prendre en bonne part ce que je vous mande ici sans grande suite et de façon incomplète ; c’est à la hâte avec laquelle je vous écris qu’il vous faut imputer ces défauts, le génie de Boyle demeurant hors de cause. Je résume les entretiens que j’ai eus avec lui sur ce sujet plutôt que je ne reproduis une réponse expresse et méthodique : de là sans doute trop de lacunes, une argumentation moins nette et moins vigoureuse. Que la faute en retombe sur moi, l’auteur doit en être entièrement déchargé.

J’en viens maintenant au point qui nous concerne particulièrement et je commence par vous demander si vous avez achevé cet ouvrage d’un si haut intérêt où vous traitez de l’origine des choses, de leur dépendance de la cause première, comme aussi de la purification de notre entendement. Certes, très cher ami, je ne crois pas qu’aucune publication puisse être plus agréable que celle d’un pareil traité aux vrais savants et aux esprits sagaces, ni être mieux accueillie par eux. C’est là ce qui doit importer à un homme de votre caractère et de votre esprit, et non le suffrage des théologiens de notre siècle abâtardi, moins soucieux de la vérité que de leur intérêt propre. Je vous adjure donc, invoquant le pacte d’amitié qui nous lie, et le droit que nous avons tous de travailler à l’accroissement et à la diffusion de la connaissance vraie, de ne pas nous priver de vos écrits sur ces matières. Si cependant quelque empêchement, plus grave que je ne le prévois, s’oppose à la publication de l’ouvrage, je vous supplie de vouloir bien m’en communiquer un résumé et de croire que je vous aurai de ce service d’ami une vive gratitude. En retour, je vous transmettrai les écrits du très savant Boyle dont la publication est prochaine ; j’y joindrai des documents de nature à vous renseigner sur toute l’organisation de notre Société Royale, du conseil de laquelle je fais partie avec vingt autres membres et où, avec un ou deux autres, je remplis les fonctions de secrétaire. En ce moment je dispose de trop peu de temps pour m’occuper d’autre chose. Je vous prie de croire que vous trouverez en moi la fidélité qu’on peut attendre d’une âme droite et de la promptitude à vous rendre autant de services que mes faibles forces le permettront et je suis de tout cœur votre

HENRI OLDENBURG.
Londres, le 3 avril 1663.