Lettre 13 - Spinoza à Oldenburg (17-27 juillet 1663)
à Monsieur Henri Oldenburg
B. De Spinoza.
Monsieur,
J’ai reçu votre lettre longtemps attendue et suis ainsi en situation d’y répondre. Auparavant toutefois je dois vous expliquer, en peu de mots, ce qui m’a empêché de vous écrire plus tôt. Après avoir, au mois d’avril, transporté ici ma demeure, je suis parti pour Amsterdam. A mon arrivée, quelques-uns de mes amis me demandèrent une copie d’un certain Traité contenant l’exposition, suivant la méthode géométrique, de la deuxième partie des Principes de Descartes et un résumé des plus importantes questions de métaphysique, Traité dicté par moi, il y a quelque temps, à un jeune homme à qui je ne voulais pas communiquer librement ma propre manière de voir. Ils me prièrent en outre d’exposer le plus tôt possible, de la même façon, la première partie des Principes. Comme il m’était difficile de répondre à mes amis par un refus, je me suis mis au travail et, en deux semaines, j’ai terminé cette première partie et l’ai remise à mes amis qui alors me demandèrent l’autorisation de publier le tout. Ils l’ont obtenue sans peine, sous la condition que l’un d’eux, moi présent, améliorerait le style de cet écrit et y joindrait une petite préface où il avertirait les lecteurs et montrerait par un ou deux exemples que, loin d’en tenir tout le contenu pour vrai, j’étais sur plus d’un point d’une opinion tout opposée. Tout cela un ami, qui devait procurer la publication de ce petit ouvrage, m’a promis de le faire et cela m’a retenu quelque temps à Amsterdam. Et à mon retour dans ce village que j’habite, j’ai eu tant de visites que je n’ai pu disposer de moi-même. Maintenant enfin je trouve un moment, très excellent ami, pour correspondre avec vous et vous expliquer pourquoi j’ai autorisé la publication de ce traité. De la sorte, peut-être quelques personnes d’un rang élevé se trouveront-elles dans ma patrie qui voudront voir mes autres écrits où je parle en mon propre nom, et feront-elles que je puisse les publier sans aucun risque. Dans ce cas je ne tarderai guère sans doute à faire paraître quelque chose ; s’il en est autrement, je garderai le silence plutôt que de me rendre odieux à mes concitoyens en leur imposant, contre leur gré, la connaissance de mes opinions. Je vous prie donc, mon honorable ami, de vouloir bien attendre jusqu’au moment où j’aurai pris parti ; alors, ou bien vous aurez le Traité lui-même imprimé, ou bien le résumé que vous m’en demandez. Et si, en attendant, vous désirez avoir un ou deux exemplaires de celui qui est sous presse, sitôt que vous m’aurez fait connaître votre désir et en même temps un moyen commode d’envoi, je me prêterai à votre désir. Je reviens maintenant à votre lettre.
Je vous suis, comme il sied, très reconnaissant à vous et aussi à M. Boyle de votre bienveillance si marquée à mon égard et de votre procédé amical. Vos occupations si nombreuses et si importantes n’ont pu vous faire oublier votre ami, bien plus, vous voulez bien promettre que vous ferez tout le nécessaire pour que dorénavant notre correspondance ne souffre plus d’aussi longue interruption. Je sais grand gré à M. Boyle d’avoir consenti à répondre à mes observations bien qu’en passant et comme il s’occupait en même temps d’autre chose. Je le reconnais d’ailleurs : ces observations ne sont pas d’une importance telle que le très savant M. Boyle dépense à y répondre un temps qu’il peut employer à des pensées plus relevées. Pour moi, je n’ai jamais pensé et, en vérité, il me serait impossible de croire, que ce savant homme n’ait eu d’autre dessein, dans son Traité du Nitre, que de montrer la fragilité de cette doctrine enfantine et ridicule des formes substantielles et des qualités, etc. Persuadé au contraire qu’il voulait nous expliquer la nature du nitre, à ses yeux un corps hétérogène composé de parties fixes et de volatiles, j’ai voulu par mon explication montrer (et je crois l’avoir fait surabondamment) que nous pouvons très facilement expliquer tous les phénomènes du salpêtre, tous ceux du moins dont j’ai connaissance, sans admettre qu’il soit un corps hétérogène mais le tenant pour homogène. Pour cela je n’avais pas à montrer que le sel fixe est un sédiment d’impureté du salpêtre, mais seulement à le supposer, pour voir comment M. Boyle pourrait me montrer qu’il n’est pas un sédiment d’impureté, mais qu’il est absolument nécessaire pour constituer l’essence du salpêtre, qui sans lui ne pourrait être conçu. Je croyais, en effet, que M. Boyle voulait démontrer cela. Pour ce que j’ai dit que le sel fixe a des ouvertures à la mesure des particules du nitre, je n’en avais pas besoin pour expliquer la régénération du salpêtre, car, de ce que j’ai dit, savoir que la régénération du salpêtre consiste dans la seule solidification de l’esprit de nitre, il ressort clairement, en effet, que toute chaux dont les ouvertures sont trop étroites pour contenir les particules de salpêtre et dont les parois sont molles, est apte à arrêter le mouvement des particules de nitre et conséquemment, suivant mon hypothèse, à régénérer le salpêtre lui-même ; il n’est donc pas surprenant que l’on trouve d’autres sels, comme celui du tartre et celui des cendres potassiques, à l’aide desquels on peut reproduire le salpêtre. J’ai donc dit que le sel fixe de salpêtre avait des ouvertures à la mesure des particules de nitre pour expliquer pourquoi le sel fixe de salpêtre est plus apte à la régénération de ce corps de telle façon qu’il ne diffère que peu de son poids primitif. Bien mieux, du fait qu’on trouve d’autres sels pouvant servir à la régénération du salpêtre, je pensais conclure que la chaux de salpêtre n’est point un élément essentiel de la constitution du salpêtre, si M. Boyle n’avait dit qu’aucun sel n’est plus universellement répandu que le salpêtre et qu’il pouvait en conséquence y en avoir de non apparent dans le tartre et dans les cendres gravelées. Quant à ce que j’ai dit, en outre, que les particules de salpêtre étaient dans les plus grandes ouvertures entourées d’une matière plus subtile, je l’ai conclu, comme le note M. Boyle, de l’impossibilité du vide. Mais je ne sais pourquoi il appelle cela une hypothèse, alors que l’impossibilité du vide découle clairement de ce principe que le néant n’a pas de propriétés. Et je m’étonne que M. Boyle ait des doutes sur ce point alors qu’il semble professer que les accidents n’ont pas d’existence propre ; si une quantité pouvait être donnée en dehors de toute substance n’y aurait-il pas, je le demande, un accident ayant une existence propre ?
Quant aux causes de la différence de saveur qui existe entre l’esprit de nitre et le salpêtre lui-même, j’ai dû les supposer pour montrer comment je pouvais, par la seule différence que j’ai admise qu’il y eût entre l’esprit de nitre et le salpêtre, expliquer très facilement ce phénomène sans tenir aucun compte du sel fixe.
Ce que j’ai dit de l’inflammabilité de l’esprit n’implique aucune supposition sinon que, pour exciter une flamme dans quelque corps, une matière disjoignant et agitant la partie du corps est nécessaire ; et je crois que l’expérience quotidienne, en même temps que la raison, montre suffisamment que ces conditions sont en effet requises.
J’en viens aux expériences que j’ai rapportées à l’appui de mon explication, non qu’elles en établissent entièrement la vérité à mes yeux, mais, je l’ai dit expressément, elles les confirment dans une certaine mesure. A la première de ces expériences M. Boyle ne fait aucune objection en dehors de ce que j’ai noté moi-même dans les termes les plus exprès. Il ne dit d’ailleurs absolument rien des tentatives faites par moi pour supprimer toute raison de douter, sur les points où mes observations s’accordent avec les siennes. Pour ce qu’il objecte à la deuxième expérience, à savoir que, par l’épuration, le salpêtre est le plus souvent débarrassé d’un sel ressemblant au sel ordinaire, il le dit mais ne le prouve pas ; quant à moi, je le répète, je n’ai pas rapporté ces expériences pour établir entièrement la vérité de mon explication, mais parce qu’elles me semblent confirmer dans une certaine mesure ce que j’avais dit et ce que j’avais montré qui s’accordait avec la raison. Ce que dit M. Boyle touchant la formation de petits cristaux de salpêtre qui s’observerait aussi avec d’autres sels, je ne vois pas en quoi cela importe au point en discussion, car j’accorde que d’autres sels aussi déposent un sédiment d’impureté et deviennent plus volatiles quand ils en sont libérés. Contre la troisième expérience je ne vois pas que M. Boyle dise rien qui me touche. J’ai cru que cet illustre auteur avait dans le paragraphe 5 combattu Descartes ainsi qu’il l’a fait ailleurs, en vertu de la liberté de philosopher reconnue à tous, et sans que son honneur ou celui de Descartes en souffre aucune atteinte ; d’autres lecteurs des écrits de M. Boyle et des Principes de Descartes en jugeront peut-être de même, sauf avis contraire. Et je ne vois toujours pas que M. Boyle explique ouvertement sa pensée, car il ne dit nulle part si le salpêtre cesse d’être du salpêtre en cas que ces petits cristaux visibles, qu’il dit avoir seuls en considération, disparaissent jusqu’à ce qu’ils aient pris la forme d’un parallélépipède ou d’une autre figure.
Mais je laisse tout cela et je passe à ce que M. Boyle expose touchant les sujets traités dans les paragraphes 13 à 18. J’avoue volontiers que cette régénération du salpêtre est une belle expérience pour rechercher la nature même du salpêtre, lorsqu’on connaît déjà les principes mécaniques de la philosophie et qu’on sait que tous les changements se font dans les corps suivant des lois mécaniques ; mais je nie que ces vérités découlent plus clairement et plus évidemment de cette expérience que de beaucoup d’autres qui se présentent d’elles-mêmes et qui ne peuvent cependant servir à les établir de façon décisive. Pour ce que dit M. Boyle qu’il n’a pas trouvé ces matières traitées avec autant de clarté dans les autres philosophes, peut-être a-t-il, contre les raisons données par Verulam et Descartes et pour les réfuter, des arguments que je ne connais pas. Je ne rapporte pas ici ces raisons parce que je ne pense pas que M. Boyle puisse les ignorer. Je dis seulement que ces philosophes ont voulu, eux aussi, accorder les phénomènes avec leur raison ; si néanmoins ils ont commis quelque erreur, ils furent hommes, dirai-je, et rien d’humain ne leur fut étranger, je pense. M. Boyle dit ensuite qu’il y a une grande différence entre les expériences banales et douteuses que j’ai rapportées, expériences dans lesquelles nous ignorons quelles conditions se trouvent naturellement réunies et quelles circonstances s’y ajoutent, et les expériences dont au contraire les conditions nous sont connues avec certitude. Mais je ne vois pas du tout que M. Boyle nous ait expliqué la nature des corps qu’il emploie, dans son expérience : celle de la chaux de salpêtre et celle de l’esprit de nitre ; de sorte que ces deux matières ne sont pas moins obscures que celles dont j’ai parlé : la chaux commune et l’eau. Pour le bois, je reconnais que c’est un corps plus complexe que le salpêtre ; mais qu’importe, aussi longtemps que j’ignore la nature tant de l’un que de l’autre et de quelle façon l’échauffement se produit dans l’un et dans l’autre, quel intérêt cela peut-il avoir, je le demande ? Je ne sais pas non plus ce qui donne à M. Boyle le droit d’affirmer qu’il connaît, dans le cas dont il s’agit, les conditions réunies. Comment pourra-t-il, je le demande, nous montrer que cet échauffement ne provient pas de quelque matière très subtile. Dira-t-il que cela résulte de ce que le poids ne subit qu’une très petite diminution ? Alors même qu’il n’en subirait aucune, on n’en pourrait à mon avis rien conclure ; nous voyons, en effet, avec quelle facilité les choses peuvent être colorées par la pénétration d’une très petite quantité de matière et sans que leur poids en soit augmenté ou diminué d’une manière appréciable pour nos sens. J’ai donc quelque raison de douter s’il n’y a pas adjonction de certains éléments qui échapperaient à nos sens, aussi longtemps surtout que j’ignore comment toutes ces modifications, observées par M. Boyle au cours de son expérience, peuvent avoir leur origine dans les corps eux-mêmes. Bien mieux, je tiens pour certain que l’échauffement et cette effervescence dont parle M. Boyle proviennent de quelque matière adventive. Je crois aussi que, s’il s’agit de montrer que la cause du son doit être cherchée dans le mouvement de l’air, cela se conclut plus aisément de l’ébullition de l’eau (je passerai l’agitation sous silence) que de l’expérience relatée, où l’on ignore quelles conditions sont réunies et où l’on observe un échauffement dont on ne sait le comment ni le pourquoi. Il y a enfin beaucoup de corps qui n’exhalent aucune odeur et tels cependant qu’on sente une odeur sitôt que les parties en sont agitées et chauffées, odeur qui est entièrement abolie par le refroidissement (autant du moins que nous pouvons l’apprécier) : tels sont, par exemple, l’ambre et d’autres corps dont j’ignore s’ils sont plus complexes que le salpêtre.
Mes observations concernant le paragraphe 20 montrent que l’esprit de nitre n’est pas un pur esprit, mais contient de la chaux de salpêtre et d’autres matières ; quand M. Boyle dit avoir remarqué à l’aide de la balance que le poids des gouttes d’esprit de nitre introduites par lui était presque égal au poids d’esprit de nitre détruit par la déflagration, je doute en conséquence que son observation ait été assez soigneuse.
Enfin, bien que l’eau pure puisse dissoudre plus vite les sels alcalins, autant que nos yeux nous permettent d’en juger, comme elle est un corps plus homogène que l’air, elle ne peut, ainsi que l’air, avoir autant de sorte de corpuscules capables de s’insinuer dans les pores de toute espèce de chaux. C’est pourquoi l’eau se composant principalement de particules d’une même sorte, qui peuvent dissoudre la chaux jusqu’à un certain point, tandis que l’air ne le peut, il suit de là que l’eau dissoudra la chaux beaucoup plus rapidement que l’air jusqu’à ce même point ; mais en revanche l’air se composant de particules les unes plus épaisses et d’autres beaucoup plus subtiles, si bien qu’il y en a de tout genre, et ces particules pouvant s’insinuer en beaucoup de façons à travers des pores bien trop étroits pour que les particules d’eau y puissent pénétrer, il suit de là que l’air, s’il ne peut dissoudre la chaux de salpêtre aussi vite que le fait l’eau, parce qu’il ne peut contenir autant de particules de chaque sorte, la dissout cependant en parties beaucoup plus fines, l’affaiblit davantage et la rend ainsi plus apte à arrêter le mouvement des particules d’esprit de nitre. Car les expériences ne m’obligent à admettre aucune différence entre l’esprit de nitre et le salpêtre lui-même, sinon que les particules du dernier sont au repos, tandis que celles du premier, s’entrechoquant, sont animées d’un mouvement très vif. C’est la même différence qu’entre la glace et l’eau.
Mais je n’ose vous retenir plus longtemps sur ces matières ; je crains d’en avoir trop dit, bien qu’autant que je l’ai pu, je me sois efforcé d’être bref. Si cependant je vous ai importuné, je vous prie de me pardonner et d’interpréter dans le meilleur sens des remarques franches et sincères, faites par un ami. J’ai, en effet, jugé qu’il ne fallait pas garder le silence sur ces matières en vous répondant. Et donner des éloges à ce que l’on ne goûte pas, ce serait pure flatterie ; rien ne me paraît plus funeste et plus condamnable dans l’amitié. J’ai donc résolu de m’expliquer ouvertement et j’ai cru que cette franchise entière était ce qui devait être le plus agréable à des philosophes. Si cependant vous le jugez préférable, libre à vous de jeter au feu ces réflexions plutôt que de les transmettre au très savant M. Boyle. Faites comme vous le voudrez, pourvu que vous ne mettiez pas en doute mon entier attachement à vous et à M. Boyle. Je regrette que ma petitesse ne me permette pas de vous le montrer autrement qu’en paroles, toutefois...
Voorburg, 17/27 juillet 1663.
Lisez la réponse de Oldenburg : Lettre 14 - Oldenburg à Spinoza (31 juillet 1663).