Lettre 20 - Blyenbergh à Spinoza (16 janvier 1665)



à Monsieur B. de Spinoza,

Guillaume de Blyenbergh.

RÉPONSE A LA PRÉCÉDENTE

Monsieur et cher ami,

Tout d’abord, quand j’ai reçu votre lettre, je me suis senti disposé, après une lecture rapide, non seulement à répondre sur-le-champ, mais aussi à réfuter une grande partie de son contenu. Mais plus je l’ai méditée, moins j’y ai trouvé de matière à objections et le plaisir que je prenais à la lire n’était pas moindre que le désir que j’en avais eu. Avant cependant que je vous demande, comme c’est mon intention, la solution de quelques difficultés, il faut que vous sachiez que je m’applique toujours, en philosophant, à suivre deux règles générales : la première est le concept clair et distinct de mon entendement, la deuxième est la parole révélée de Dieu ou la volonté de Dieu. Par l’observation de la première règle, je m’efforce d’être un ami de la vérité ; par l’une et l’autre, un philosophe chrétien, et s’il arrivait, après un long examen, que la connaissance naturelle me parût être en conflit avec le Verbe divin, ou ne pas bien s’accorder avec lui, la parole de Dieu a sur mon âme une autorité telle que les concepts que je crois clairs me deviendraient suspects, plutôt que je ne consente à les opposer à la vérité que je pense m’être prescrite dans le livre, ou à les mettre au-dessus d’elle. Quoi d’étonnant, puisque je veux croire fermement que cette parole est la parole de Dieu, c’est-à-dire qu’elle est provenue d’un Dieu suprême et tout parfait qui comprend plus de perfection que je ne puis en avoir l’idée et, peut-être, a voulu affirmer de lui-même et de ses œuvres plus de perfections que je ne puis en percevoir en ce moment, je dis : en ce moment présent, avec mon entendement fini. Il peut se faire, en effet, que je me prive, par mes œuvres, d’une perfection plus grande, et, par suite, si j’étais doué de cette perfection dont me privent mes propres actions je pourrais percevoir que tout ce qui nous est proposé et enseigné dans ce Verbe s’accorde avec les concepts les plus sains de mon esprit. Mais je me soupçonne de me priver moi-même, par mon erreur prolongée, d’une condition meilleure, et, comme vous le dites (Partie I, Prop. 15), notre connaissance, même quand elle est le plus claire, enferme encore de l’imperfection ; je m’incline donc de préférence, même sans raison, vers ce Verbe, m’appuyant sur ce fondement qui est venu de l’être le plus parfait (cela je le présuppose, mais la démonstration en serait trop longue pour trouver place ici) et doit pour cela obtenir ma créance. Si maintenant je portais un jugement sur votre lettre en me guidant sur ma première règle seulement, comme si la seconde n’existait pas ou que je ne la connusse pas, je devrais vous accorder beaucoup de points, et je devrais admettre, je l’accorde aussi, vos idées subtiles. Ma deuxième règle, en revanche, m’oblige à me séparer de vous. Mais, autant qu’on le peut dans une lettre, je veux examiner plus amplement ces idées en ayant égard à la fois à l’une et à l’autre des deux règles.

En premier lieu, puisque, d’après votre deuxième proposition, créer et conserver sont une seule et même chose et puisque Dieu ne fait pas seulement que les choses se conservent mais aussi que les mouvements et les modes persévèrent dans leur état, c’est-à-dire leur prête son concours, je me demande, suivant la première des deux règles, s’il ne semblait pas suivre de là que le mal n’existe pas ou que Dieu lui-même en est l’auteur ; c’est la conclusion à laquelle on est conduit en s’appuyant sur ce principe que rien ne peut arriver contre la volonté de Dieu, sans quoi il y aurait en lui de l’imperfection ; en d’autres termes les choses dont Dieu est l’auteur peuvent aussi être mauvaises (puisque celles que nous appelons mauvaises y sont comprises). Mais cette conclusion, elle aussi, implique contradiction et comme je ne pouvais, de quelque côté que je voulusse me tourner, me libérer de l’obligation de me contredire, je me suis adressé à vous comme au meilleur interprète de vos propres idées. Dans votre réponse vous dites persister dans votre opinion sur le premier point, à savoir que rien n’arrive et ne peut arriver contre la volonté de Dieu ; quant à cette difficulté qu’il s’agirait de lever : Dieu est-il donc l’auteur du mal ? vous niez que le péché soit rien de positif et vous ajoutez qu’il ne peut se dire que très improprement que nous péchons contre Dieu. Dans la première partie de l’Appendice, chapitre 6, vous dites aussi qu’il n’y a pas de mal absolu, comme il est de soi manifeste. Car tout ce qui existe, considéré en soi même, en dehors de toute relation à un autre objet, enveloppe une perfection qui en toute chose s’étend jusqu’où s’étend l’essence de la chose, et par suite il est évident que les péchés, puisqu’ils n’expriment rien qu’une imperfection, ne peuvent consister en quoi que ce soit qui exprime une essence. Si le péché, le mal, l’erreur, de quelque nom que vous l’appeliez, n’est rien d’autre que la perte ou la privation d’un état plus parfait, il semble suivre de là qu’à la vérité l’existence n’est pas un mal ni une imperfection, mais qu’un mal peut prendre naissance dans une chose existante. Car le parfait n’est pas privé d’un état plus parfait par une action également parfaite, mais bien par ce fait que nous inclinons vers un état d’imperfection en usant mal des forces qui nous ont été accordées. Vous semblez appeler cela non un mal mais un état de moindre bien, parce que les choses considérées en elles-mêmes enferment une perfection et qu’aux choses, comme vous dites, n’appartient pas plus d’essence que l’entendement divin et la puissance divine ne leur en a accordé et ne leur en confère réellement, et que, par suite, elles ne peuvent aussi dans leurs actions montrer plus d’existence qu’elles n’ont reçu d’essence. Si, en effet, je ne puis produire d’œuvres qu’en proportion de l’essence que j’ai reçue, ni plus ni moins, on ne peut imaginer aucune privation d’un état plus parfait : si rien n’arrive contre la volonté de Dieu et si, en chaque être, rien ne peut arriver qu’à proportion de l’essence qui lui a été conférée, comment concevoir le mal que vous affirmez être la privation d’une condition meilleure ? Comment un être peut-il perdre un état plus parfait par une œuvre qu’il était dans sa nature, telle qu’elle a été établie, de produire nécessairement ? Je me persuade en conséquence, Monsieur, qu’il faut décider ou bien qu’il y a un mal, ou bien qu’il ne peut y avoir de privation d’un état meilleur. Car il me paraît y avoir contradiction à ce que le mal n’existe pas et que l’on soit privé d’une condition meilleure.

Mais, direz-vous, par la privation d’un état plus parfait nous tombons dans un moindre bien, non dans un mal absolu. Vous m’avez enseigné cependant (Appendice, partie I, chapitre 3) qu’il ne fallait pas discuter sur les mots. Je ne discute donc pas sur le point de savoir si l’on doit parler d’un mal absolu ou non, je demanderai seulement si, oui ou non, quand nous tombons d’un état meilleur dans un pire, on dit avec raison, et on doit dire, que notre état est pire ou est un état mauvais. Objecterez-vous que cet état contient encore beaucoup de bon ? Je vous demanderai si cet homme, qui par son imprudence est cause qu’il a été privé d’un état plus parfait et par suite est inférieur à ce qu’il a été auparavant, peut être appelé mauvais.

Ce raisonnement n’étant pas sans contenir à vos yeux quelques difficultés, vous le rejetez et affirmez qu’il y a bien un mal, qu’il y en a eu dans Adam, mais que ce mal n’est rien de positif et ne peut être appelé mal qu’au regard de notre entendement, non au regard de celui de Dieu, et qu’au regard de notre entendement il est une privation (en tant seulement que nous nous privons nous-mêmes par lui de la liberté la meilleure qui puisse appartenir à notre nature et soit en notre pouvoir), qu’au regard de Dieu il est une négation. Examinons donc si ce que vous appelez mal, et qui ne serait un mal qu’au regard de notre entendement, ne serait pas un mal véritable ; en second lieu si l’on doit dire que le mal, entendu comme il l’est par vous, peut être appelé une négation seulement, au regard de Dieu. A la première question, je crois avoir répondu plus haut en quelque manière. Sans doute j’accorderai que le fait d’être moins parfait qu’un autre être ne peut mettre en moi un mal, car je ne puis exiger du Créateur un état meilleur, et cela a seulement pour effet que mon état est inférieur d’un certain degré. Mais je ne pourrai accorder que, si je deviens plus imparfait que je n’étais auparavant, cette imperfection étant produite par ma faute, je ne serai pas devenu pire dans la mesure où je serai moins parfait. Si je me considère, dirai-je, tel que j’étais avant d’être tombé dans cette imperfection et que, dans cet état, je me compare à d’autres doués d’une perfection plus grande, cette perfection que je possède ne sera pas un mal mais un bien moindre en degré. En revanche, si je compare ce que je suis devenu après avoir déchu de ma perfection première, et, par ma propre faute, m’en être privé, à ce que j’étais dans ma forme première, quand je suis sorti des mains du Créateur, je dois juger que je suis pire qu’auparavant : ce n’est pas le Créateur qui m’a réduit à cette condition, c’est moi-même qui m’y suis réduit, car les forces nécessaires pour me préserver de l’erreur je les avais, vous-même le reconnaissez.

Quant à la deuxième question, il s’agit de savoir si le mal que vous déclarez exister dans la privation d’un état meilleur, et que non seulement Adam, mais nous tous, avons perdu par une action soudaine et contraire à l’ordre, il s’agit, dis-je, de savoir si ce mal est au regard de Dieu une simple négation. Pour examiner ce point d’un esprit sain, il nous faut voir comment vous concevez l’homme, comment vous le faites dépendre de Dieu avant toute faute, et comment vous le concevez après la faute. Avant la faute il ne peut, suivant votre définition, posséder plus d’essence que l’entendement divin et la puissance divine ne lui en ont attribué et réellement conféré, c’est-à-dire (si je comprends votre pensée) que l’homme ne peut avoir de perfection qu’à proportion de l’essence que Dieu a mise en lui, ni plus ni moins. Cela revient à faire l’homme dépendant de Dieu de la même façon que les éléments, les pierres, les herbes, etc. Mais si telle est votre opinion, je ne perçois pas ce que signifient ces mots des Principes, proposition 15 : La volonté étant libre de se déterminer, il suit de là que nous avons le pouvoir de contenir notre faculté d’affirmer dans les limites de l’entendement, et en conséquence de faire que nous ne tombions pas dans l’erreur. Ne semble-t-il pas y avoir contradiction à ce que la volonté soit libre au point qu’elle puisse se préserver de l’erreur, et en même temps de la faire dépendante de Dieu de façon qu’elle ne puisse manifester de perfection qu’à proportion de l’essence que Dieu lui a donnée ? Pour ce qui est maintenant de l’homme après la faute, comment le concevez-vous ? Vous dites que, par une action trop précipitée, c’est-à-dire en ne contenant pas sa volonté dans les limites de l’entendement, il s’est privé d’une condition plus parfaite. Il me semble que, dans ce passage de votre lettre et aussi dans les Principes, vous auriez dû expliquer plus complètement les deux termes opposés de cette privation, ce qu’il possédait avant la privation et ce qu’il a conservé après la perte de cet état parfait (comme vous l’appelez). Vous dites, en effet, ce que nous avons perdu, mais non ce que nous avons conservé (Principes, partie I, proposition 15). Toute l’imperfection de l’erreur consiste donc dans la seule privation de la liberté la meilleure et c’est cette privation qu’on nomme erreur. Examinons de quelle façon vous arrivez à cette conclusion. Vous professez que non seulement il y a en nous une telle variété de manières de penser, dont nous rapportons les unes à la volonté, les autres à l’entendement, mais qu’il doit y avoir aussi un ordre tel que nous ne voulions pas les choses avant de les concevoir clairement. Vous affirmez aussi que, si nous contenons notre volonté dans les limites de l’entendement, nous ne commettrons jamais d’erreur et qu’enfin il est en notre pouvoir de contenir notre volonté dans les limites de notre entendement. Quand je rassemble ces propositions dans mon esprit, il m’apparaît comme nécessaire ou bien que tout ce qui est posé ne soit que fiction [1], ou bien que Dieu nous ait imprimé dans l’esprit cet ordre. S’il l’a fait, ne serait-il pas absurde d’affirmer qu’il l’a fait sans but et que Dieu n’exige pas que nous observions et suivions aucun ordre ? Ne serait-ce pas mettre en Dieu une contradiction ? Et si nous devons observer l’ordre mis en nous, comment pouvons-nous et être et rester, au point que vous dites, dépendants de Dieu ? Si personne, en effet, n’a de perfection qu’à proportion de la quantité d’essence qu’il a reçue, ni plus ni moins, et si cette force qui est en lui doit se faire connaître par ses effets, celui qui étend sa volonté au-delà des limites de l’entendement, n’a pas reçu de Dieu des forces en quantité suffisante, sans quoi il les montrerait par l’usage qu’il en ferait, et par suite celui qui est dans l’erreur n’a pas reçu de Dieu la perfection de ne pas tomber dans l’erreur, sans quoi il n’y tomberait jamais. Suivant vous, en effet, il lui a été donné autant d’essence qu’il y a de perfection produite. Si, en outre, Dieu nous a donné assez d’essence pour que nous puissions observer l’ordre, comme vous affirmez que nous le pouvons, et si nous manifestons de la perfection à proportion de l’essence que nous possédons, comment se fait-il que nous transgressions l’ordre, et que nous ne contenions pas toujours la volonté dans les limites de l’entendement ? En troisième lieu, si, comme j’ai montré ci-dessus que vous l’affirmez, je dépends de Dieu de telle façon que je ne puisse faire acte de volonté ni dans les limites de l’entendement ni au-delà de ces limites qu’à proportion de l’essence qui m’a été accordée par Dieu, et qu’autant que sa volonté en aura ainsi décidé, comment, si l’on y pense, pourrai-je jamais user de la liberté de ma volonté ? Ne semble-t-il pas y avoir contradiction à ce que Dieu nous prescrive l’ordre de contenir notre volonté dans les limites de notre entendement et ne nous donne pas l’essence ou la perfection qu’il nous faudrait avoir pour observer cet ordre ? Et si, conformément à votre opinion, il nous avait donné cette quantité de perfection, nous ne pourrions jamais tomber dans l’erreur, car, autant nous possédons d’essence, autant il nous faut manifester de perfection et toujours nous étalons dans nos œuvres les forces qui nous ont été accordées. Or nos erreurs sont une preuve que nous ne possédons pas, dépendante de Dieu (comme vous le déclarez), une puissance de telle sorte, et alors de deux choses l’une, ou bien nous ne dépendons pas de Dieu au point que vous le dites, ou bien nous n’avons pas le pouvoir de nous défendre de l’erreur. Or, suivant votre déclaration, nous avons le pouvoir de nous défendre de l’erreur. Donc nous ne sommes pas si dépendants de Dieu.

De ce qui précède, il suit déjà clairement qu’il est impossible que le mal, ou le fait d’être privé d’un état meilleur, soit au regard de Dieu une simple négation. Que signifie, en effet, ce terme de privation, de perte d’un état plus parfait ? N’est-ce pas passer d’une perfection plus grande à une moindre et en conséquence d’une essence supérieure à une inférieure ? Et qu’est-ce qu’être placé par Dieu dans une condition qui se définit par une certaine mesure d’essence et de perfection ? Cela ne revient-il pas à dire qu’il nous est impossible d’acquérir un autre état que celui que Dieu sait parfaitement qui nous est assigné, et qu’il faudrait pour qu’un tel changement fût possible, que Dieu eût décidé autrement, que sa volonté fût autre ? Peut-il arriver que cette créature, produite par un être omniscient et souverainement parfait, pour qu’elle conserve ainsi qu’il l’a voulu, l’essence qu’il lui a donnée, que cette créature à laquelle Dieu prête son concours de tous les instants pour qu’elle conserve son essence, peut-il arriver, demandé-je, qu’elle subisse une déchéance en son essence, c’est-à-dire devienne moindre en perfection contrairement à la connaissance que Dieu a d’elle ? Cette hypothèse me semble envelopper une absurdité. N’est-il pas absurde de dire qu’Adam a perdu une condition plus parfaite et conséquemment a été incapable de se conformer à l’ordre que Dieu avait mis en son âme, et que Dieu n’avait aucune connaissance de la perte en qualité et quantité de perfection faite par Adam ? Peut-on concevoir que Dieu forme un être dépendant de lui de telle sorte qu’il ne puisse produire aucune œuvre qui ne soit prédéterminée et qu’il perde un état plus parfait précisément à cause de cette œuvre, ce désordre échappant à la connaissance de Dieu (qui en est cependant, soit dit en passant, la cause absolue) ? J’accorde qu’entre l’acte et le mal inhérent à l’acte, il y a une différence ; mais ce mal qui, au regard de Dieu, est une négation, passe ma compréhension.

Il me paraît impossible que Dieu ait connaissance de l’acte, le détermine, lui prête son concours et ignore cependant le mal qui s’y trouve contenu et les conséquences qu’il aura. Considérez avec moi que Dieu me prête son concours dans l’acte par lequel je procrée avec ma femme ; c’est là quelque chose de positif et dont Dieu a par suite une connaissance claire. Mais lorsque j’accomplis ce même acte d’une façon abusive, quand je l’accomplis avec la femme d’un autre, contrairement à la foi jurée et à mon serment, alors il y a du mal dans cet acte. Qu’y a-t-il de négatif au regard de Dieu ? Ce n’est point l’acte de procréer : en tant qu’il est quelque chose de positif, Dieu y prête son concours. Le mal qui est lié à cet acte doit donc consister, seulement en ce que je m’unis, contrairement à un engagement pris par moi ou à une prescription divine, avec une femme étrangère avec qui cet acte n’est pas licite. Mais peut-on concevoir que Dieu connaisse nos actions, leur prête son concours et cependant ignore avec qui nous les accomplissons ? d’autant plus que Dieu prête aussi son concours à l’action de cette femme avec qui je fais l’acte. Il paraît difficile de se faire de Dieu une telle opinion. Considérons encore l’acte de tuer ; en tant que c’est un acte positif, Dieu y prête son concours : mais se peut-il qu’il ignore l’effet d’un tel acte, à savoir la destruction d’un être et la dissolution d’une créature de Dieu ? Ce serait supposer Dieu ignorant son propre ouvrage (je crains de ne pas bien comprendre votre pensée, vous avez trop de perspicacité pour commettre une erreur aussi grossière). Peut-être répliquerez-vous que ces actes, tels que je les suppose, sont bons purement et simplement et que nul mal n’y est attaché ; mais s’il en est ainsi, je ne puis concevoir ce que vous appelez un mal qui soit la privation d’une condition plus parfaite. Et alors le monde devrait être dans une confusion éternelle et perpétuelle et nous deviendrions semblables aux bêtes. Voyez, je vous prie, de quelle utilité cette manière de voir serait pour le monde.

Vous rejetez la définition vulgaire de l’homme et accordez à chaque homme autant de perfection que Dieu lui a donné d’essence pour qu’il agît. Mais, de cette façon, vous me semblez admettre que les impies honorent Dieu par leurs œuvres autant que les pieux. Pourquoi ? Parce que les uns et les autres ne peuvent produire des œuvres plus parfaites que celles qui correspondent à la quantité d’essence qui leur a été donnée et qu’ils manifestent par leur façon d’agir. Vous ne me semblez pas non plus répondre à ma question dans votre deuxième réponse, quand vous dites : Plus une chose a de perfection, plus aussi elle participe de la divinité et plus elle exprime la perfection de Dieu. Puis donc que les bons ont incomparablement plus de perfection que les méchants, leur vertu ne peut se comparer à la vertu des méchants. Les méchants, parce qu’ils ne connaissent pas Dieu, ne sont rien qu’un instrument dans la main d’un artisan, instrument qui sert sans le savoir et se détruit en servant ; les bons, au contraire, servent en le sachant et deviennent plus parfaits en servant. Des uns comme des autres cependant il est vrai qu’ils ne peuvent faire plus, car, dans la mesure où l’emporte l’un par ses œuvres, il a reçu plus d’essence que l’autre. Les impies, avec leur perfection réduite, n’honorent-ils donc pas Dieu autant que les pieux ? Suivant votre opinion, en effet, Dieu ne demande aux impies rien de plus que ce qu’ils donnent ; sans quoi il aurait dû leur conférer plus d’essence, mais, comme on le voit par leurs actes, il ne leur a pas donné plus d’essence. Il ne leur demande donc rien de plus. Et si chacun à sa manière agit comme Dieu le veut, ni plus ni moins, comment celui dont l’œuvre est petite, telle cependant que Dieu l’exige de lui, ne serait-il pas agréable à Dieu autant que le bon ? De même, en outre, que nous perdons, suivant vous, par notre imprudence, en raison du mal attaché à l’acte, un état plus parfait, de même aussi vous semblez admettre qu’en contenant notre volonté dans les limites de l’entendement, nous ne restons pas seulement aussi parfaits que nous l’étions, mais nous nous rendons plus parfaits en servant, ce qui me paraît envelopper une contradiction : si nous sommes dépendants de Dieu de telle sorte que nous ne puissions produire de perfection qu’à proportion de l’essence que nous avons reçue, ni plus ni moins, c’est-à-dire si nous ne pouvons avoir d’autre perfection que celle que Dieu a voulu que nous eussions, comment pourrions-nous devenir pires par notre imprudence, meilleurs par notre prudence ? Je conclus de là que si l’homme est tel que vous le dites, cela revient à déclarer que les impies honorent Dieu par leurs œuvres autant que les pieux ; et ainsi nous devenons dépendants de Dieu de la même façon que les éléments, les végétaux, les pierres, etc. A quoi servira donc notre entendement ? Pour quelle raison un certain ordre nous a-t-il été prescrit ? Et voyez, je vous prie, de quoi cela nous prive, je veux dire d’un travail anxieux et sérieux pour nous rendre parfaits suivant la règle de la perfection divine et l’ordre qui nous a été prescrit ; nous nous privons de la prière et des soupirs vers Dieu, par lesquels nous avons si souvent perçu que nous recevions une consolation extraordinaire ; nous nous privons de toute la religion, et de tout cet espoir, de tout cet apaisement, de tout ce que nous attendons des prières et de la religion. Si Dieu, en effet, n’a aucune connaissance du mal, il est beaucoup moins croyable qu’il doive punir le mal. Quelles raisons subsistent donc qui me retiennent de commettre avidement des crimes quelconques, pourvu que j’échappe au juge ? Pourquoi n’acquerrais-je pas des richesses par des moyens détestables ? Pourquoi ne pas faire indistinctement, suivant l’impulsion de la chair, tout ce dont j’aurai envie ? La vertu, direz-vous, doit être aimée pour elle-même. Mais comment puis-je aimer la vertu ? Je n’ai pas reçu en partage une si grande quantité d’essence et de perfection. Et s’il m’est possible de retirer autant d’apaisement de telle manière d’agir que de telle autre, pourquoi employer ma force à contenir ma volonté dans les limites de l’entendement ? Pourquoi n’agirai-je pas suivant mon inclination ? Pourquoi ne tuerai-je pas secrètement un homme qui m’est contraire ? Voilà quelle facilité nous donnerions à tous les impies et à l’impiété ; nous nous rendons semblables à des troncs [2] et toutes nos actions pareilles au mouvement des horloges. Pour les raisons qui précèdent il me paraît difficile d’admettre que l’on puisse dire d’une façon impropre seulement que nous péchons envers Dieu. Que signifierait, en effet, le pouvoir qui nous a été donné de contenir la volonté dans les limites de l’entendement, de façon qu’allant au-delà nous péchions contre l’ordre ? Vous répondrez, peut-être, que ce n’est pas un péché contre Dieu mais contre nous-mêmes ; car si on pouvait dire avec propriété [3] que nous péchons contre Dieu, il faudrait dire alors aussi que quelque chose peut arriver contre la volonté de Dieu ; ce qui, suivant vous, est impossible, de sorte que le péché l’est aussi. Et il est cependant nécessaire que l’une des deux hypothèses soit vraie : Dieu veut ou ne veut pas. S’il veut, comment ce qu’il veut peut-il être un mal relativement à nous ? S’il ne veut pas, d’après vous, l’événement ne peut pas être. Bien que cette conclusion enveloppe une certaine absurdité, suivant votre opinion, il paraît bien périlleux d’admettre les absurdités qui, je l’ai montré, découlent de la première hypothèse. Qui sait si, en cas que je cherche anxieusement, il ne se trouverait pas quelque remède pour concilier ces exigences opposées ?

Je terminerai ainsi mon examen de votre lettre suivant ma première règle. Avant de passer à l’examen, suivant la deuxième, je vous ferai encore deux observations qui concernent votre lettre et ce que vous avez écrit dans les Principes, partie I, proposition 15. En premier lieu vous affirmez que nous pouvons contenir notre pouvoir de vouloir et de juger dans les limites de l’entendement. Je ne puis absolument l’accorder. Si cela était vrai, certes, parmi la foule innombrable des hommes, il s’en trouverait bien un qui se montrerait doué de ce pouvoir. Que n’importe qui en fasse l’expérience sur lui-même, quelque force qu’il y dépensera il ne pourra atteindre ce but. Et, s’il en doute, qu’il s’examine lui-même, qu’il considère combien de fois, malgré l’entendement, les passions triomphent de la raison, même quand il résiste de toutes ses forces. Direz-vous que cette infirmité provient non de ce que cela nous est impossible, mais de ce que nous ne nous y appliquons pas avec assez de zèle ? Je réponds que, si cela était possible, on trouverait bien un homme parmi tant de milliers. Mais il n’en a existé ni n’en existe un seul qui oserait se vanter de ne pas être tombé dans l’erreur. Quelles raisons plus fortes que les faits eux-mêmes peut-on donner de cela ? S’il y avait quelques êtres capables de ne pas tomber, il y en aurait un ; mais il n’y en a aucun, nulle part. Vous insisterez et direz : s’il peut arriver que je suspende mon jugement une seule fois et que, contenant la volonté dans les limites de l’entendement, je fasse en sorte une seule fois de ne pas tomber dans l’erreur, pourquoi, en usant de la même application, ne le pourrais-je pas toujours ? Je réponds que je ne puis voir que nous ayons aujourd’hui des forces suffisantes pour persévérer toujours dans cette application : il est possible qu’une fois, en tendant toutes mes forces, je parcoure deux lieues en une heure mais je ne puis le faire constamment. De même je puis, avec une très grande application, me préserver une fois de l’erreur ; mais les forces me manquent pour y parvenir toujours. Il me paraît clair que le premier homme, sortant des mains du parfait artisan, possédait ces forces, mais (en ce point je pense comme vous) ne se servant pas assez de ses forces ou en abusant, il a perdu cet état de perfection qui lui permettait, si tel avait été son choix, de ne pas tomber. Je pourrais appuyer cela de nombreuses raisons si je ne craignais d’en dire trop. Et en cette affaire est contenue, je pense, toute l’essence de l’Écriture Sainte qui doit être tenue en honneur parmi nous, parce qu’elle enseigne ce que notre entendement confirme si clairement par sa lumière naturelle : que la chute qui nous a fait perdre notre perfection première est un effet de notre imprudence. Quoi donc de plus nécessaire qu’une restauration qui nous relève de cette chute ? Et l’objet unique de l’Écriture Sainte est de ramener à Dieu l’homme tombé.

Le deuxième point est ce que vous affirmez dans les Principes, partie I, proposition 13 : Il est contraire à la nature humaine de connaître les choses clairement, distinctement, d’où vous concluez qu’il vaut beaucoup mieux donner son assentiment aux choses, fussent-elles confuses, et user ainsi de sa liberté, que de demeurer toujours dans l’indifférence qui est le plus bas degré de la liberté. L’obscurité qu’il y a dans mon esprit au sujet de cette conclusion m’empêche de l’admettre, car la suspension du jugement nous maintient dans l’état établi par le Créateur, tandis que donner son assentiment aux choses confusément, c’est juger sur ce que l’entendement ne conçoit pas et donc donner son assentiment aussi bien au faux qu’au vrai. Et si (comme l’enseigne quelque part M. Descartes) nous ne suivons pas dans nos jugements l’ordre que Dieu a voulu qui réglât les rapports de la volonté avec l’entendement, à savoir que nous ne tenions rien pour vrai que ce qui est perçu clairement, alors même que nous tombons juste par accident, nous ne laissons pas de pécher, parce que nous n’étreignons pas le vrai suivant l’ordre que Dieu a établi ; en conséquence, tandis que la rétention du jugement nous maintient dans l’état où Dieu nous a placés en nous créant, un jugement confus rend notre état pire, puisque un jugement de cette sorte est le principe de l’erreur par laquelle nous perdons ensuite notre état parfait. Je vous entends me dire cependant : ne vaut-il pas mieux nous rendre plus parfaits en portant jugement sur des choses même confuses que de demeurer toujours, en ne jugeant pas, au plus bas degré de perfection et de liberté ? Mais outre que nous avons nié cela et prétendons avoir montré en quelque manière que nous nous rendons non plus parfaits mais plus corrompus, il nous paraît impossible et presque contradictoire que Dieu étende la connaissance des choses qu’il a déterminées au-delà des limites dans lesquelles il nous l’a donnée, cela impliquant que Dieu est la cause absolue de nos erreurs. A cela ne s’oppose pas que nous ne pouvons accuser Dieu comme ayant pu nous accorder plus qu’il ne nous a accordé, puisqu’il n’y était pas tenu. Il est vrai certes que Dieu n’était pas tenu de nous donner plus qu’il ne nous a donné, mais la perfection souveraine de Dieu a pour conséquence qu’une créature procédant de lui ne peut envelopper aucune contradiction, comme celle qui semblerait découler de votre thèse. Nulle part dans la nature créée, sauf dans notre entendement, nous ne découvrons aucune science. Pour quelle fin cet entendement nous a-t-il été accordé, sinon pour que nous contemplions et connaissions les œuvres de Dieu ? Et quelle conséquence plus évidente tirer de là que l’existence nécessaire d’une harmonie entre les objets à connaître et notre entendement ?

Si j’examine votre lettre, en ce qui concerne ces mêmes points, suivant ma deuxième règle générale, le désaccord entre nous va s’aggraver. Il me paraît, (si je me trompe, faites-le moi voir), que vous n’assignez pas à l’Écriture Sainte cette vérité infaillible et divine que je suis persuadé qu’il y a en elle. Vous dites croire que Dieu a révélé les choses aux Prophètes de l’Écriture Sainte mais d’une façon tellement imparfaite que, s’il en était comme vous le dites, cela impliquerait en Dieu une contradiction. Si Dieu a, en effet, manifesté aux hommes son Verbe et sa volonté, c’est en vue d’une fin déterminée et avec clarté. Si maintenant les Prophètes avaient forgé une parabole de ce Verbe reçu par eux, ou bien ç’eût été par la volonté de Dieu ou contre sa volonté. Si c’était par la volonté de Dieu, l’erreur commise par les Prophètes en forgeant une parabole, c’est-à-dire en travestissant leur propre pensée, aurait donc Dieu lui-même pour cause et ainsi il aurait une volonté dirigée contre lui-même. Si maintenant Dieu ne l’avait pas voulu, il était impossible que les Prophètes forgeassent une parabole. Il est à croire, en outre, si l’on admet que Dieu a communiqué son Verbe aux Prophètes, qu’il l’a fait en telle sorte qu’ils ne pussent, en le recevant, commettre d’erreur ; car Dieu dans sa révélation devait se proposer une certaine fin, mais il ne peut se proposer pour fin d’induire les hommes en erreur, car cela serait en Dieu une contradiction. L’homme de son côté ne pouvait commettre une erreur malgré la volonté contraire de Dieu, cela ne se peut suivant vous. Outre toutes ces raisons, on ne peut croire de ce Dieu tout parfait, qu’il ait permis qu’à ce Verbe, communiqué aux Prophètes pour être expliqué au peuple, un sens autre que celui que Dieu avait voulu fût donné par les Prophètes. Si nous admettons, en effet, que Dieu a communiqué son Verbe aux Prophètes, nous affirmons en même temps que Dieu est apparu aux Prophètes d’une manière extraordinaire ou leur a parlé. Si, sur ce Verbe communiqué, les Prophètes forgent une parabole, c’est-à-dire qu’ayant mission de le transmettre ils lui donnent un sens autre que celui que Dieu a voulu, il faut que ce soit pour se conformer à des instructions données par Dieu. Aussi bien relativement aux Prophètes que relativement à Dieu il est impossible qu’ils aient eu dans l’esprit un sens autre que celui que Dieu a voulu qu’ils aient.

Que Dieu ait révélé son Verbe de la façon que vous prétendez, vous ne le prouvez guère, je veux dire que vous ne prouvez pas qu’il ait seulement révélé le salut et la perdition, qu’il ait établi par son décret des moyens certains d’y parvenir et que le salut et la perdition ne soient autre chose que des effets de ce moyen. Si, en effet, les Prophètes avaient reçu le Verbe dans le sens que vous prétendez, quelles raisons auraient-ils eues de lui attribuer un sens différent ? Mais vous ne donnez aucune preuve qui puisse nous persuader d’accepter cette opinion que je viens de dire, au sujet des Prophètes. Si vous croyez pouvoir l’établir par la considération des nombreuses imperfections et des contrariétés que le Verbe enferme dans l’hypothèse opposée, je réponds que ces contradictions mêmes, vous dites qu’elles existent, mais vous ne le prouvez pas. Et qui sait, si les deux sens étaient mis en regard, lequel enfermerait le plus d’imperfection ? L’être souverainement parfait enfin devait bien apercevoir ce que le peuple y comprendrait et quelle était la meilleure méthode à suivre pour l’instruire.

Pour ce qui est du deuxième point contenu dans votre première question, vous vous demandez pourquoi Dieu a ordonné à Adam de ne pas manger du fruit de l’arbre, alors qu’il avait décrété le contraire, et vous répondez que le commandement fait à Adam consistait dans la seule révélation faite à Adam que manger de ce fruit était une cause de mort ; c’est ainsi qu’il nous est révélé par la raison naturelle qu’un poison est mortel. S’il est admis que Dieu a interdit quelque chose, pour quelles raisons préférerai-je le mode d’interdiction que vous proposez à celui qu’indiquent les Prophètes et que Dieu lui-même leur a fait connaître par révélation ? Ma façon d’interdire, direz-vous, est plus naturelle et par suite s’accorde mieux avec la vérité et avec Dieu. Mais cela je le nie. Je ne sais pas en quoi consiste cette révélation d’un poison mortel que Dieu nous aurait faite par la lumière naturelle de l’entendement, et je ne vois pas comment je pourrai jamais savoir qu’une chose est empoisonnée, si je n’en voyais ou n’en apprenais les effets sur d’autres. Que des hommes ignorant le poison en mangent à leur insu et en meurent, c’est ce que nous montre l’expérience quotidienne. Si les hommes, direz-vous, savaient que telle chose est un poison, ils n’ignoreraient pas qu’elle est mauvaise. Je réponds que nul n’a et ne peut avoir la connaissance d’un poison, sauf celui qui a vu ou appris que quelqu’un s’est causé du dommage à lui-même en en faisant usage. Et si vous supposez que jusqu’à ce jour nous n’ayons jamais vu ni appris que l’usage d’une chose a été dommageable à quelqu’un, non seulement nous ignorerions encore qu’elle est un poison, mais nous en ferions certainement usage nous-mêmes à notre propre préjudice, comme on le voit tous les jours.

Qu’est-ce donc qu’une âme candide et droite peut aimer dans cette vie plus que la contemplation de cette Divinité parfaite ? Elle doit envelopper, en effet, la plus grande perfection dont soit capable notre entendement fini puisqu’elle se rapporte à ce qu’il y a de plus parfait. Et il n’est rien dans cette vie que je voulusse changer contre cette délectation. Aiguillonné par un appétit céleste, je puis dépenser beaucoup de temps à la goûter et je suis en même temps affecté de tristesse quand je considère tout ce qui manque à mon entendement ; mais j’apaise ma tristesse par l’espoir que j’ai et qui m’est plus cher que la vie, que plus tard j’existerai et continuerai d’être et contemplerai la Divinité plus parfaitement que je ne le puis maintenant. Quand je pense à la brièveté et à la fuite de cette vie où j’attends la mort à tous les instants, si je devais croire que je cesserai d’être, et que je serai privé de cette sainte et sublime contemplation, certes je serais plus misérable qu’aucune des créatures à qui manque la connaissance de leur fin. Avant que vînt la mort en effet, la crainte de la mort me rendrait misérable, et, après la mort, il n’y aurait plus rien, et je serais misérable parce que je serais privé de cette contemplation divine. Or, vos opinions me semblent conduire à ceci que, cessant d’être en ce monde, je cesse d’être pour l’éternité, tandis qu’au contraire ce Verbe, cette volonté de Dieu apportent à mon âme une consolation en attestant qu’après cette vie, parvenu à un état plus parfait, je jouirai de la contemplation de la Divinité souverainement parfaite. En vérité, alors même que cet espoir serait reconnu faux, il me rend bien heureux aussi longtemps que j’espère. La seule chose que, par mes prières, par mes soupirs et par mes vœux, je demande à Dieu et la seule chose que je veuille demander (puissé-je donner davantage pour l’obtenir), aussi longtemps que l’esprit gouvernera mes membres, c’est qu’il lui plaise de m’accorder dans sa bonté assez de béatitude pour que, lors de la dissolution du corps, je demeure un être intellectuel capable de contempler cette Divinité très parfaite. Si je possède ce bien, peu m’importe comment s’établit la croyance en ce monde, quelle chose les hommes se persuadent les uns aux autres, si, oui ou non, quelque chose peut être établi et perçu par l’entendement naturel. Cela, cela seulement est mon vœu, mon désir, ma prière constante, que Dieu affermisse dans mon âme cette certitude et, si je la possède (combien misérable je serais si j’en étais privé !), que mon âme clame dans son désir, comme le cerf haletant aspire à l’eau de la rivière : mon âme te désire, ô Dieu vivant. Ah ! quand le jour viendra-t-il où je serai près de toi et te verrai ? Que je l’obtienne seulement et j’aurai tout ce vers quoi s’efforce mon âme, tout ce qu’elle désire, et cependant votre manière de voir me ravit cette espérance puisque, d’après vous, notre service n’est point agréable à Dieu. Je ne comprends pas que Dieu (s’il est permis de parler de lui humainement), si de notre service et de notre louange il ne tire aucun plaisir, nous ait produits et conservés. Si j’ai mal entendu votre opinion, je vous demande de me l’expliquer. Mais voici que je me suis attardé et que je vous ai retenu peut-être plus longtemps qu’il n’est coutume. Le papier me manque et je veux m’en tenir là. Je souhaite avoir la solution des problèmes que je pose. Peut-être ai-je, ici ou là, tiré de votre lettre une conclusion qui n’est pas dans votre pensée : s’il en est ainsi je désire avoir de vous une explication.

Je me suis occupé naguère d’examiner certains attributs de Dieu et, pour cette tâche, ai tiré grand secours de votre Appendice. J’ai seulement développé plus abondamment votre pensée qui me paraît ne livrer à la publicité que des démonstrations. C’est pourquoi je suis surpris que Meyer affirme dans sa Préface que vous ne pensez pas ainsi, mais étiez obligé d’enseigner à votre élève la philosophie de Descartes ainsi que vous l’aviez promis, et que vous aviez tant sur Dieu que sur l’âme et en particulier sur la volonté, une opinion très différente. Je vois aussi que, d’après cette Préface, vous devez donner bientôt une édition augmentée des Pensées métaphysiques. Je désire vivement que l’un et l’autre renseignement soient vrais, car ils éveillent en moi quelque espoir. Je n’ai pas coutume d’ailleurs d’exalter les gens en les louant.

J’ai écrit cette lettre d’une âme sincère, avec une amitié non feinte, ainsi que vous le demandiez dans la vôtre, afin de découvrir la vérité. Excusez la longueur non préméditée de cet écrit ; vous m’obligerez au plus haut point en y répondant ; je n’ai pas d’objection à ce que vous usiez du langage « que votre éducation vous a rendu familier » ou d’un autre pourvu que ce soit le latin ou le français. Toutefois pour cette réponse je voudrais qu’elle fût dans la langue dont j’ai usé moi-même, afin de mieux comprendre votre pensée, ce qui ne serait peut-être pas le cas si vous usiez du latin. Vous m’obligeriez, ce faisant, et je serai et resterai, Monsieur, votre très dévoué et très attaché

G. DE BLYENBERGH,
Dordrecht, le 16 janvier 1665.

Je vous prie d’expliquer avec plus de développement dans votre réponse ce que vous entendez par négation en Dieu.


[1Ou encore : « que toute thèse ne soit que fiction » (note jld).

[2à des troncs d’arbre, c’est-à-dire semblables à de simples végétaux. Cf. réponse de Spinoza, Lettre 21.

[3C’est-à-dire au sens propre.