Lettre 65 - Tschirnhaus à Spinoza (12 août 1675)
Au très pénétrant
Et savant philosophe B. de Spinoza,
Ehrenf. Walth. de Tschirnhaus.
Monsieur,
Je vous demande une démonstration de ce que vous dites : que l’âme ne peut percevoir d’autres attributs de Dieu que l’Étendue et la Pensée [1]. Bien que je le voie clairement, le contraire me semble pouvoir se déduire du scolie de la proposition 7, partie II de l’Éthique, peut-être par cette seule raison que je n’entends pas bien le sens de ce scolie. Je me suis donc décidé à vous exposer mon raisonnement vous priant instamment, Monsieur, de vouloir bien me venir en aide avec votre bienveillance accoutumée partout où je vous ai mal compris. Voilà l’affaire :
Bien qu’il ressorte des principes posés que le monde est unique il n’est pas moins clair en vertu de ce même principe qu’il s’exprime d’une infinité de manières et en conséquence que chaque chose singulière s’exprime aussi d’une infinité de manières. D’où semble suivre qu’à cette modification qui constitue mon âme et à cette modification qui constitue mon corps, qui ne sont que deux expressions différentes d’une seule et même modification, doivent s’ajouter une infinité d’autres modes, une seule et même modification devant s’exprimer premièrement par la Pensée, puis par l’Étendue, en troisième lieu par un attribut de Dieu que je ne connais pas et ainsi de suite à l’infini puisqu’il y a une infinité d’attributs de Dieu et que l’ordre et la connexion des modes sont les mêmes dans tous. Alors se pose une question : pourquoi l’âme qui représente une certaine modification laquelle s’exprime en même temps non seulement dans l’Étendue mais d’une infinité d’autres manières, pourquoi, dis-je, l’âme ne perçoit-elle que la seule expression par l’étendue qui est le corps humain, et ignore-t-elle toutes les autres expressions par les autres attributs ? Le temps me fait défaut pour poursuivre. Peut-être tous mes doutes seront-ils levés par des méditations répétées.
Londres, le 12 août 1675.
[1] Voyez la Lettre 53 de Schuller, et la réponse de Spinoza, Lettre 54.