Lettre 64 - Spinoza à Schuller (29 juillet 1675)
Au très savant et honoré G.H. Schuller,
B. De Spinoza.
Monsieur,
Je suis heureux que l’occasion se soit présentée à vous de m’adresser une de ces lettres qui me sont toujours agréables et je vous prie instamment de me procurer souvent ce plaisir, etc.
Je passe aux difficultés et je vous dirai quant à la première, que l’âme humaine ne peut avoir connaissance que de ce qu’enveloppe l’idée d’un corps existant en acte ou de ce qui peut s’en déduire. Car la puissance d’une chose quelconque se définit par sa seule essence (Éthique, partie II, proposition 7) et l’essence de l’âme (partie II, proposition 13) consiste en cela seul qu’elle est l’idée d’un corps existant en acte. Le pouvoir de connaître appartenant à l’âme ne s’étend donc qu’à ce que cette idée du corps contient en elle-même ou à ce qui en découle. Or cette idée du corps n’enveloppe et n’exprime d’autres attributs de Dieu que l’étendue et la pensée. Car l’objet auquel elle se rapporte, à savoir le corps (partie II, proposition 6) a Dieu pour cause en tant qu’il est considéré sous l’attribut de l’étendue, et non en tant qu’il est considéré sous aucun autre, et par suite (partie I, axiome 6) cette idée du corps enveloppe la connaissance de Dieu en tant seulement qu’il est considéré sous l’attribut de l’étendue. De plus cette idée, en tant qu’elle est un mode de la pensée, a aussi Dieu pour cause (même proposition) en tant qu’il est chose pensante et non en tant qu’il est considéré sous un autre attribut, et par suite (même axiome) l’idée de cette idée enveloppe la connaissance de Dieu en tant qu’il est considéré sous l’attribut de la Pensée et non en tant qu’il est considéré sous un autre.
L’on voit ainsi que l’âme humaine n’enveloppe et n’exprime point d’autres attributs de Dieu à part ces deux. De ces deux attributs d’ailleurs ou de leurs affections, aucun autre attribut de Dieu (partie I, proposition 10) ne peut être conclu et on ne peut par ces attributs en concevoir aucun autre. D’où cette conclusion que l’âme humaine ne peut parvenir à la connaissance d’aucun attribut de Dieu à part ces deux, ainsi que je l’ai énoncé. Quant à ce que vous ajoutez : existe-t-il autant de mondes qu’il y a d’attributs ? je vous renvoie au scolie de la proposition 7, partie II. Cette proposition pourrait se démontrer plus facilement par une réduction à l’absurde, et j’ai accoutumé de choisir ce mode de démonstration quand il s’agit d’une proposition négative, parce qu’il est en accord avec la nature des choses. Mais puisque vous n’acceptez qu’une démonstration positive je passe à la deuxième difficulté : est-il possible qu’une chose soit produite par une autre dont elle diffère tant par l’essence que par l’existence ? Et en effet des choses différant ainsi l’une de l’autre semblent n’avoir rien de commun. Mais comme toutes les choses singulières, à part celles qui sont produites par leurs semblables, diffèrent de leur cause tant par l’essence que par l’existence, je ne vois pas ici de difficulté.
En quel sens j’entends que Dieu est cause efficiente des choses, tant de leur essence que de leur existence, je crois l’avoir suffisamment exprimé dans le scolie et le corollaire de la proposition 25, partie I de l’Éthique. L’axiome invoqué dans le scolie de la proposition 10, partie I, ainsi que je l’ai indiqué à la fin de ce scolie, a son origine dans l’idée que nous avons d’un Être absolument infini et non dans celle d’êtres ayant trois, quatre attributs ou davantage.
Pour les exemples que vous demandez [1], ceux du premier genre sont pour la Pensée, l’entendement absolument infini, pour l’Étendue le mouvement et le repos, ceux du deuxième genre la figure de l’univers entier qui demeure toujours la même bien qu’elle change en une infinité de manières. Voyez sur ce point le scolie du lemme 7 qui vient avant la proposition 14, partie II.
Je crois ainsi, Monsieur, avoir répondu à vos objections et à celles de notre ami. Si vous avez encore quelque doute je vous prie de vouloir bien me le faire connaître pour que je le lève si je peux. Portez-vous bien, etc.
La Haye, le 29 juillet 1675.
[1] Sur la difficile question des modes infinis immédiats et des modes infinis médiats, voyez : Spinoza, Lettre 12, à Louis Meyer ; Éthique, I, prop. 21, 22 et 23 (La réalité modale du point de vue de l’infini : les modes infinis). Parmi les commentaires, signalons : M. Gueroult, Spinoza I, Dieu (Éthique I), chap. IX, I, Aubier-Montaigne, 1968, pp. 309-324 ; Pierre Macherey, Introduction à l’Éthique de Spinoza, La première partie, la nature des choses, P.U.F., 2001 (1ère ed : 1998), pp. 165-171. On pourra consulter : Alquié, Le rationalisme de Spinoza, P.U.F., 1981, pp.156-159 (note jld).