Lettre 67 - Albert Burgh à Spinoza (11 septembre 1675)



à Monsieur B. de Spinoza,
Albert Burgh.

Quand j’ai quitté ma patrie j’ai promis de vous écrire au cas que quelque chose qui en valût la peine m’arrivât au cours de mon voyage. Une occasion s’offre à moi et, comme elle est de la plus haute importance, je veux m’acquitter de ma dette en portant à votre connaissance que, par la miséricorde infinie de Dieu, j’ai fait retour à l’Église catholique et en suis devenu membre. Pour le détail de cette conversion vous le connaîtrez par la lettre que j’ai adressée au très savant M. de Craenen, professeur à Leyde. Mais je joindrai ici quelques paroles ayant trait à votre bien.

Plus je vous ai admiré jadis pour la subtilité et la pénétration de votre esprit, plus maintenant je vous plains et déplore votre malheureux état : je vois en vous en effet un homme qui a reçu de Dieu les plus beaux dons de l’esprit, qui aime la vertu, qui en est avide et qui néanmoins se laisse tromper, égarer par le Prince des mauvais esprits avec sa superbe criminelle. Toute votre philosophie qu’est-elle donc sinon une pure illusion et une chimère ? Et cependant vous vous en remettez à elle non seulement de la tranquillité de votre âme dans cette vie mais de son salut éternel. Voyez donc sur quel fondement misérable vous faites reposer toute votre confiance. Vous vous targuez d’avoir trouvé la vraie philosophie. Comment savez-vous que cette doctrine est la meilleure parmi toutes celles qui ont été proposées dans le monde ou qui peuvent l’être dans l’avenir ? Avez-vous examiné toutes les philosophies enseignées, soit ici, soit dans l’Inde et dans le monde entier, pour ne rien dire de celles qui sont encore à venir ? Et à supposer que vous les ayez examinées, comment savez-vous que vous avez choisi la meilleure ? Ma philosophie, dites-vous, s’accorde avec la droite raison, tandis que les autres lui sont contraires, mais tous les philosophes, à part vos disciples, ont une manière de voir opposée à la vôtre et tous disent avec le même droit d’eux et de leur doctrine ce que vous dites de la vôtre, et vous accusent d’erreur et de fausseté comme vous les en accusez. Il est donc manifeste que, pour mettre en lumière la vérité de votre philosophie, il vous faudrait produire des raisons qui ne fussent pas communes à toutes les doctrines mais propres à la vôtre seulement, ou bien il faut avouer que la vôtre est aussi incertaine et futile que les autres.

Mais je veux me restreindre à ce livre auquel vous avez donné ce titre impie [1], confondant votre philosophie avec votre théologie, car bien réellement vous faites cette confusion quoique avec une ruse diabolique vous prétendiez établir qu’elles diffèrent l’une de l’autre et ont des principes différents. Je continue donc.

Peut-être direz-vous : « Les autres n’ont pas lu l’Écriture Sainte autant de fois que je l’ai lue, je prouve mes affirmations par cette même Écriture, dont l’autorité reconnue par les chrétiens les met à part de toutes les autres nations. Et comment ? J’use pour expliquer l’Écriture Sainte dans ses parties obscures des textes clairs et je compose à l’aide de cette interprétation des thèses qui antérieurement avaient déjà pris forme dans mon cerveau. » Mais, je vous en prie, pensez sérieusement à ce que vous dites : comment savez-vous que cet usage que vous faites de textes clairs est juste, et ensuite qu’il suffit à l’interprétation de l’Écriture Sainte, et qu’ainsi vous l’interprétez correctement ? Ayant égard surtout à ce que disent les catholiques et qui est très vrai, que toute la parole de Dieu ne nous a pas été communiquée par écrit et qu’ainsi tenter d’expliquer l’Écriture Sainte par la seule Écriture Sainte n’est pas possible, je ne dis pas seulement à un homme mais même à l’Église, seule interprète légitime de l’Écriture. Il faut s’inspirer des traditions apostoliques comme le prouve le témoignage même de l’Écriture Sainte, selon les Pères, et comme le veulent également la raison et l’expérience. Rien de plus faux, donc, et de plus pernicieux que votre principe. Que deviendra toute votre doctrine qui repose et s’élève sur un fondement sans valeur ? Si donc vous avez foi au Christ crucifié, reconnaissez votre détestable hérésie, redressez la perversion de votre nature et réconciliez-vous avec l’Église.

Que pouvez-vous faire d’autre pour prouver vos affirmations que ce qu’ont fait, font et feront tous les hérétiques, tous ceux qui sont sortis de l’Église de Dieu ou en sortiront dans l’avenir ? Tous, comme vous-même, se sont appuyés pour former et établir leurs thèses sur ce même principe, je veux dire sur la seule Écriture Sainte.

Et ne vous félicitez pas parce que peut-être les Calvinistes ou, comme on dit, les Réformés, non plus que les Luthériens, les Mennonites, les Sociniens, etc. ne peuvent réfuter votre doctrine ; tous, je l’ai dit précédemment, sont aussi dignes de pitié que vous et autant que vous dans l’empire où la mort étend son ombre.

Si, au contraire, vous n’avez pas foi au Christ, vous êtes plus à plaindre que je ne puis le dire. Et cependant le remède est facile ; repentez-vous de vos péchés en considérant l’arrogance pernicieuse de vos pauvres et déraisonnables arguments. Vous n’avez pas foi au Christ ? Pourquoi ? « La doctrine du Christ et sa vie, répondez-vous, comme aussi la doctrine des chrétiens sur le Christ ne s’accordent pas avec mes principes. » Mais je le répète, osez-vous vous croire supérieur à tous ceux qui se sont dressés dans la Cité de Dieu, c’est-à-dire dans son Église, les Patriarches, les Prophètes, les Apôtres, les Martyrs, les Docteurs, les Confesseurs et la Vierge, des Saints innombrables ? Osez-vous, dans votre impiété blasphématoire, vous croire supérieur à Notre Seigneur Jésus-Christ lui-même ? Les dépassez-vous tous, vous seul, par la doctrine, par la manière de vivre et en toutes choses ? Misérable homuncule, vil ver de terre, que dis-je, cendre, pâture des vers, prétendez-vous, par un blasphème inqualifiable, être au-dessus de la Sagesse incarnée, infinie, du Père Éternel ? Seul alors vous vous croyez plus sage et plus grand que tous ceux qui, depuis le commencement du monde, ont appartenu à l’Église de Dieu et ont cru ou croient à la venue future du Christ, ou ont eu foi en un Christ déjà venu ? Sur quel fondement faites-vous reposer cette arrogance téméraire, insensée, déplorable et détestable ?

Vous niez que le Christ, fils du Dieu vivant, Verbe de la Sagesse éternelle du Père, se soit manifesté dans la chair, ait souffert et ait été crucifié pour le genre humain. Pourquoi ? parce que tout cela ne répond pas à vos principes. Mais outre ce que j’ai déjà montré : que vous n’avez pas de principes vrais, mais en avez de faux, de téméraires, d’absurdes, je dis maintenant que, même si vous vous appuyiez sur des principes vrais, vous n’en seriez pas moins hors d’état d’expliquer toute la suite des événements qui sont arrivés ou arrivent dans le monde, et vous n’auriez pas le droit de proclamer audacieusement que tout ce qui paraît contraire à vos principes, est en réalité impossible ou faux. Très nombreuses en effet, que dis-je, innombrables sont les choses que vous êtes incapable d’expliquer, à supposer qu’il y ait quelque chose de connaissable avec certitude dans la nature. Vous ne pourrez même pas lever la contradiction qui apparaît entre ces phénomènes non explicables et les explications tenues pour certaines que vous donnez des autres. Vous êtes complètement incapable d’expliquer par vos principes ce qui se produit dans les sortilèges et les incantations, quand on prononce seulement certains mots ou même quand on les porte avec soi écrits sur une matière quelconque, et vous n’expliquerez pas davantage les manifestations stupéfiantes du pouvoir des démons chez ceux qui en sont possédés. De tout cela j’ai cependant vu des exemples variés et j’ai recueilli, sur une infinité d’autres, le témoignage concordant, inattaquable, de quantité de personnes très dignes de foi. Quels jugements pouvez-vous porter sur les essences de toutes choses, en admettant que quelques-unes des idées que vous avez dans l’esprit s’accordent entièrement avec les essences des choses dont elles sont les idées ? Alors que vous ne pouvez jamais décider sûrement si les idées de toutes les choses créées se forment naturellement dans l’âme humaine, ou si beaucoup, sinon toutes, peuvent être produites et le sont réellement par des objets extérieurs, ou encore par la suggestion de bons esprits ou d’esprits malins ou par une révélation manifeste de Dieu. Comment sans faire appel au témoignage des autres hommes et à l’expérience (je ne dirai rien de la soumission du jugement à l’omnipotence divine), pourrez-vous définir avec précision et établir avec certitude par vos principes l’existence ou la non-existence, la possibilité ou l’impossibilité de l’existence de choses telles que la baguette divinatoire servant à découvrir les métaux enfouis et les sources souterraines, telles encore que la pierre cherchée par les alchimistes, le pouvoir des mots et des caractères d’écriture, les apparitions de divers esprits bons ou mauvais [2], la réapparition des plantes et des fleurs dans un flacon de verre après leur combustion, les Sirènes, les Kobolds qui apparaissent dans les mines, à ce qu’on raconte, les antipathies et les sympathies nombreuses qui s’observent dans le monde, l’impénétrabilité du corps humain, etc., comment, dis-je, montrerez-vous que tout cela est réellement ou n’est pas, peut être ou ne le peut pas ? Eussiez-vous, philosophe, l’esprit mille fois plus subtil et pénétrant que vous ne l’avez, vous ne pourriez rien dire de définitif sur aucune de ces choses. Si vous ne vous fiez qu’à votre seul entendement pour en juger et pour juger de ce qui leur ressemble, certainement vous tiendrez en même manière pour impossible tout ce qui vous est inconnu [3], et n’a pas été éprouvé par vous, alors que cela devrait vous paraître seulement incertain jusqu’au moment où le témoignage d’un grand nombre de personnes dignes de foi vous aura convaincu. C’est ainsi que Jules César, à ce que j’imagine, aurait jugé, si quelqu’un lui avait dit qu’une certaine poudre pouvait être fabriquée et devenir d’usage courant quelques siècles plus tard, dont la puissance provoquerait l’explosion de forteresses, de villes entières, de montagnes même, et qui, contenue en un espace quelconque, aurait ensuite une force d’expansion si merveilleuse qu’elle briserait tout obstacle. Cela, Jules César n’aurait jamais voulu le croire, et il aurait ri à gorge déployée de celui qui le lui aurait dit, comme voulant le persuader d’une chose contraire à son jugement, à son expérience, à toute sa science militaire.

Mais revenons à notre objet. Si vous ne connaissez pas ce que je viens de dire et ne pouvez en juger, comment oserez-vous, malheureux homme gonflé d’une superbe diabolique, porter un jugement téméraire sur les mystères terribles de la passion et de la vie du Christ, déclarés incompréhensibles par les docteurs catholiques eux-mêmes ? Que signifie, insensé, ce bavardage vain et futile sur les miracles innombrables, sur les signes, sur tous les témoignages éclatants par lesquels, après le Christ, ses Apôtres, ses disciples, plus tard des milliers de Saints, ont, par la vertu toute-puissante de Dieu, confirmé la vérité de la foi catholique et que la miséricorde et la bonté toute-puissante de Dieu veulent qui se répètent encore de nos jours dans le monde entier ? Et si vous n’avez rien à leur opposer, comme c’est assurément le cas, pourquoi vous obstinez-vous ? Tendez la main, repentez-vous de vos erreurs et de vos péchés, revêtez-vous d’humilité et soyez régénéré.

Il faut enfin en venir à la vérité de fait qui est réellement le fondement de la religion chrétienne. Comment oserez-vous, pour peu que vous y fassiez attention, nier la force de persuasion qu’elle tire du consentement de tant de myriades d’hommes parmi lesquels il s’en trouve des milliers qui, par la doctrine, le savoir, la subtilité vraie et la solidité de l’esprit, la perfection de la vie, vous dépassent et dominent de cent coudées, et qui unanimement, d’une seule bouche, affirment que le Christ, fils du Dieu vivant, s’est fait chair, a souffert et a été mis en croix, est mort pour les péchés du genre humain, est ressuscité, a été transfiguré et, en sa qualité de Dieu, règne dans les cieux avec le Père éternel uni au Saint Esprit, ainsi que les autres dogmes se rapportant aux mêmes points. D’innombrables miracles qui ne dépassent pas seulement l’humaine compréhension, mais sont contraires à la raison commune, n’ont-ils pas été faits et ne continuent-ils pas de l’être maintenant encore dans l’Église de Dieu, par le même Seigneur Jésus et, en son nom plus tard, par les Apôtres et les autres Saints, grâce à une vertu divine et toute-puissante, et de ces miracles d’innombrables indices matériels ne sont-ils pas jusqu’à ce jour répandus et visibles dans tout l’orbe des terres ? Je pourrais aussi bien, à mon sens, nier qu’il y ait jamais eu des Romains dans le monde antique, et que Jules César imperator ait remplacé chez eux par un gouvernement monarchique la liberté républicaine qu’il avait étouffée, sans me soucier en rien de tant de monuments accessibles à tous, qui attestent encore de nos jours la puissance des Romains et sans avoir égard au témoignage des plus graves historiens qui ont raconté dans leurs écrits l’histoire de la république et celle de la monarchie romaine, en particulier les actes de Jules César, non plus qu’au jugement de tant de milliers d’hommes qui ont vu eux-mêmes ces monuments ou leur ont accordé ou leur accordent encore créance (d’innombrables auteurs en affirment l’existence), de même qu’ils ont accordé et accordent encore créance aux histoires visées ci-dessus. Ne pourrais-je en m’appuyant sur le principe que j’ai rêvé la nuit dernière, croire que les monuments qui nous restent des Romains, ne sont pas des choses réelles mais de pures illusions ? Et, pareillement, que tous les récits qu’on fait des Romains, n’ont pas plus de valeur que les puérilités contenues, dans les livres appelés romans, sur les Amadis des Gaules et d’autres héros semblables ? Qu’il n’y a jamais eu de Jules César au monde ou que, s’il a existé, il a été un maniaque, n’a pas réellement foulé aux pieds la liberté des Romains, ne s’est pas assis sur un trône impérial, mais a été amené à croire qu’il a fait ces grandes choses, soit par sa propre imagination délirante, soit par les flatteries de ses amis ? Ne pourrais-je pas aussi nier radicalement que la Chine soit occupée par les Tartares, que Constantinople soit le siège de l’empereur des Turcs, et une infinité de choses semblables ? Mais qui pourrait me croire en possession de mon bon sens si je niais tout cela, qui m’excuserait d’une si lamentable déraison ? Toutes ces croyances reposent, en effet, sur le consentement commun de plusieurs milliers d’hommes et, pour cette raison, la certitude en est manifeste au plus haut point, parce qu’il est impossible que tous ceux qui ont affirmé ces vérités, parmi bien d’autres, se soient trompés ou aient voulu tromper leurs semblables, et cela pendant des siècles, dans la plupart des cas même depuis l’origine du monde jusqu’à ce jour.

Considérez en deuxième lieu que l’Église de Dieu s’est propagée, a subsisté immobile et inébranlable depuis le commencement du monde jusqu’à ce jour dans une suite ininterrompue, tandis que toutes les autres religions, païennes et hérétiques, ont à tout le moins commencé leur existence plus tard, à supposer qu’elles ne l’aient pas déjà terminée, et qu’il faut en dire autant des royaumes fondés et des opinions de tous les philosophes.

Considérez en troisième lieu que, par l’arrivée du Christ incarné, l’Église de Dieu a passé du culte prescrit par l’Ancien Testament au culte établi par le Nouveau, qu’elle a été fondée par le Christ lui-même, Fils du Dieu vivant, qu’elle s’est propagée ensuite par les Apôtres et leurs disciples et successeurs, hommes ignorants suivant le monde et qui cependant ont confondu tous les philosophes, bien qu’ils aient enseigné la doctrine chrétienne contraire au sens commun et dépassant, surpassant, tout raisonnement humain. Hommes de condition méprisable, vile et basse, selon le monde, que ne secourut point la puissance des rois et des princes de la terre, mais qui au contraire ont été en toute manière persécutés par eux et ont éprouvé les autres adversités du monde, et dont l’œuvre a grandi d’autant plus que les tout-puissants empereurs se sont davantage appliqués à l’empêcher ou même à l’opprimer, faisant périr de la mort des martyrs autant de chrétiens qu’ils l’ont pu. Et ainsi, en un court espace de temps, l’Église du Christ s’est répandue dans le monde entier et enfin, quand l’empereur romain lui-même, les rois et les princes d’Europe se furent convertis à la foi chrétienne, la hiérarchie ecclésiastique s’est élevée à cette énormité de puissance où nous la voyons encore avec admiration. Tout cela s’est fait par la charité, la mansuétude, la patience, la confiance en Dieu et les autres vertus chrétiennes (non par le fracas des armes, la force d’armées nombreuses et la dévastation des terres, moyens par où les princes du monde étendent leurs possessions), les portes de l’enfer ne pouvant, suivant la promesse du Christ, rien contre l’Église. Pesez aussi la punition terrible et d’une sévérité inexprimable qui a réduit les Juifs au dernier degré de la misère et du malheur, parce qu’ils furent les auteurs de la crucifixion du Christ. Parcourez, déroulez, méditez l’histoire universelle, vous ne trouverez aucune société qui ait eu une pareille fortune même en songe.

Considérez en quatrième lieu les propriétés qui sont incluses par essence dans l’Église du Christ et en sont réellement inséparables : telles l’antiquité par où, succédant à la religion juive qui était alors la vraie, elle a eu depuis son commencement à la venue du Christ une durée de seize siècles et une série ininterrompue de pasteurs se continuant l’un l’autre, ce qui fait que seule elle possède, en même temps que des livres sacrés et divins, purs et sans corruption, une tradition non écrite de la parole de Dieu également certaine et sans tache ; l’immutabilité : sa doctrine et l’administration des sacrements ainsi que le Christ lui-même et les Apôtres les ont institués sont demeurés inviolées et ont, comme il convient, conservé toute leur vigueur ; l’infaillibilité : elle détermine et décide tout ce qui se rapporte à la foi avec une autorité, une sûreté, une vérité souveraines en vertu d’une puissance qui lui a été conférée à cette fin par le Christ et suivant la direction du Saint-Esprit dont l’Église est la fiancée ; l’irréformabilité : puisqu’elle est incorruptible et infaillible, incapable de tromperie, il est certain que nulle réforme n’y est possible ; l’unité : tous ses membres ont la même croyance et donnent les mêmes enseignements pour tout ce qui touche la foi, les sacrements leur sont communs et, par une obéissance mutuelle, tous conspirent vers une même fin ; l’impossibilité pour aucune âme de se séparer d’elle, sous un prétexte quelconque, sans encourir, du fait de cette séparation, la damnation éternelle à moins qu’avant la mort elle n’y rentre par la pénitence, car il est manifeste que tous les hérétiques en sont sortis tandis qu’elle, toujours conforme à elle-même, ferme et stable, demeure telle qu’elle a été édifiée sur le roc ; l’immensité de l’extension : elle se répand sur le monde entier et cela de façon visible, alors que d’aucune autre société, schismatique, hérétique ou païenne, d’aucune puissance politique, d’aucune doctrine philosophique, pareille chose ne peut être affirmée, de même qu’à aucune ne convient ni ne peut convenir aucune des propriétés ci-dessus énumérées de l’Église catholique ; et enfin la perpétuité jusqu’à la fin du monde dont la Voie, la Vérité et la Vie lui ont donné l’assurance et que démontre manifestement aussi l’expérience de toutes les propriétés à elle semblablement promises et données par le Christ lui-même opérant avec le Saint-Esprit.

Observez en cinquième lieu, que l’ordre admirable suivant lequel se dirige et se gouverne l’Église, ce corps d’une si grande masse, manifeste clairement sa dépendance particulière de la Providence divine et l’action du Saint-Esprit par la façon merveilleuse dont elle est disposée, protégée, dirigée, de même que l’harmonie percevable dans toutes les parties de l’univers révèle l’omnipotence, la sagesse et la Providence infinie qui a créé et conservé toutes choses. Dans aucune autre société on n’observe un pareil ordre, si beau, si exact et sans interruption.

Pensez en sixième lieu à ceci : outre que d’innombrables catholiques de l’un et l’autre sexe (beaucoup d’entre eux sont encore vivants, j’en ai vu, j’en connais quelques-uns) ont eu une vie admirable et très sainte et, par la vertu toute-puissante de Dieu, ont fait beaucoup de miracles en adorant le nom de Jésus-Christ, outre que, chaque jour, par une conversion instantanée, de très nombreuses personnes passent de la vie la plus mauvaise à une vie meilleure, vraiment chrétienne et sainte, tous les catholiques en général sont d’autant plus humbles et se jugent eux-mêmes d’autant plus indignes et abandonnent d’autant plus à d’autres le mérite de la sainteté qu’ils s’en rapprochent eux-mêmes davantage ainsi que de la perfection. Quant aux pécheurs, même les plus grands gardent encore le respect dû à la religion, confessent leur propre malignité, accusent leurs vices et leurs imperfections, veulent en être libérés et se corriger ainsi. Si bien qu’on peut dire que l’hérétique ou le philosophe le plus élevé en valeur morale qui ait jamais été, souffrent à peine la comparaison avec les catholiques les plus imparfaits. Par où il apparaît clairement que la doctrine catholique est très sage et d’une profondeur admirable, en un mot qu’elle l’emporte sur toutes les autres doctrines de ce monde puisqu’elle produit des hommes meilleurs que tous les autres appartenant à n’importe quelle autre société, qu’elle leur enseigne et leur transmet une voie sûre pour parvenir à la tranquillité de l’âme dans cette vie et ensuite au salut éternel.

Réfléchissez en septième lieu sérieusement à la confession publique de beaucoup d’hérétiques endurcis et des plus graves philosophes. Après qu’ils eurent accueilli la foi catholique, ils ont vu et connu en effet qu’auparavant ils étaient misérables, aveugles, ignorants et insensés, parce que, gonflés d’orgueil, enflés du vent de l’arrogance, ils s’étaient faussement persuadé qu’ils l’emportaient de beaucoup sur les autres par la perfection de leur doctrine, de leur science et de leur vie. Quelques-uns d’entre eux ont traversé ensuite la vie très saintement et ont laissé après eux le souvenir de miracles sans nombre ; les uns ont marché au supplice allègrement avec la joie la plus haute, d’autres, parmi lesquels saint Augustin, sont devenus des docteurs de l’Église, très subtils, très profonds, très sages, et en conséquence très utiles : les colonnes de l’Église.

Et, réfléchissez enfin à la vie misérable et inquiète des athées, bien qu’ils affectent parfois une grande gaieté et veuillent traverser la vie agréablement dans une paix intérieure parfaite ; voyez surtout leur mort malheureuse et horrifiante. J’en ai eu moi-même des exemples et j’en connais un grand nombre, que dis-je ? une infinité par le récit d’autres personnes et par l’histoire. Apprenez par ces exemples à être sage en temps utile.

Vous voyez ainsi, j’espère du moins que vous voyez, combien téméraire est votre confiance dans les opinions qu’élabore votre cerveau (si le Christ en effet est le vrai Dieu et en même temps un homme, comme il est très certain, voyez à quelle condition vous êtes réduit : en persévérant dans vos erreurs abominables, que pouvez-vous espérer sinon la damnation éternelle ? ayez présente à l’esprit cette pensée horrifiante), combien peu de raisons vous avez de juger le monde risible, vos malheureux flatteurs mis à part ; quel orgueil insensé vous gonfle quand vous pensez à l’excellence de votre génie, quand vous admirez votre doctrine très vaine, que dis-je, très fausse, et très impie ; combien laidement vous vous rendez plus misérable que les bêtes, en supprimant en vous-même la liberté de la volonté dont il vous a fallu cependant prendre conscience et qu’il vous a fallu reconnaître pour pouvoir vous flatter de la pensée que vos œuvres étaient dignes des plus grands éloges et même de la plus exacte imitation.

Si vous ne voulez pas (j’écarte cette pensée) que Dieu ou votre prochain ait pitié de vous, vous du moins, ayez pitié de cette misère qui est en vous et par laquelle vous vous appliquez à vous rendre plus misérable encore que vous ne l’êtes, ou moins misérable que vous ne le serez si vous continuez ainsi.

Repentez-vous, philosophe, reconnaissez votre sage déraison et votre déraisonnable sagesse. D’orgueilleux devenez humble et vous serez guéri. Adorez le Christ dans la très Sainte Trinité afin qu’il daigne avoir pitié de votre misère, et il vous accueillera. Lisez les Pères et les Docteurs de l’Église et ils vous instruiront de ce que vous devez faire pour ne pas périr, mais avoir la vie éternelle. Consultez des catholiques bien instruits de leurs croyances et de vie droite, et ils vous diront bien des choses que vous n’avez jamais sues et qui vous stupéfieront.

Pour moi, je vous ai écrit cette lettre dans une intention vraiment chrétienne, d’abord pour que vous sachiez l’amitié que j’ai pour vous, bien que vous soyez un païen, et ensuite pour vous prier de ne pas continuer à pervertir encore d’autres personnes.

Je conclurai ainsi : Dieu veut arracher votre âme à la damnation éternelle pourvu que vous le vouliez. N’hésitez pas à obéir à Dieu qui vous a si souvent appelé par d’autres, qui a renouvelé son appel, et peut-être pour la dernière fois vous appelle par moi ; par moi, qui, par la miséricorde ineffable de Dieu suis parvenu à l’état de grâce et prie de toute mon âme pour que la même grâce vous soit faite. Ne vous obstinez pas : car, si vous n’entendez pas l’appel de Dieu, sa miséricorde infinie vous abandonnera et vous serez livré, misérable victime, à la justice divine qui, dans sa colère, consume toutes choses. Puisse Dieu tout-puissant vous en préserver pour la plus grande gloire de son nom, pour le salut de votre âme et comme un exemple salutaire et digne d’être imité par vos nombreux et très malheureux adorateurs. Au nom de notre Sauveur et Seigneur Jésus-Christ qui vit et règne en qualité de Dieu, avec le Père éternel dans tous les siècles des siècles. Amen.

Florence, le 11 novembre 1675.


Lisez la réponse de Spinoza :Lettre 76 - Spinoza à Albert Burgh.

[1Le Traité théologico-politique (note jld).

[3Tout ce passage ne peut que faire penser à Hamlet répondant à Horatio qui émet un doute sur l’apparition du Spectre (« voilà un prodige bien étrange ! ») : « Il y a plus de choses sur la terre et dans le ciel, Horatio, qu’il n’en est rêvé dans votre philosophie. » (Hamlet, I, 5, trad. F.-V. Hugo) (note jld).