Lettre 74 - Oldenburg à Spinoza (16 décembre 1675)
à Monsieur B. de Spinoza,
Henri Oldenburg.
Vous me reprochez ma brièveté excessive, je vais cette fois réparer ma faute en étant trop long. Ainsi que je le vois par votre lettre, vous vous attendiez que je fisse connaître par une lettre celles de vos opinions qui semblent ruiner la pratique de la piété chez vos lecteurs. Je vous dirai ce qui les choque le plus. Vous semblez introduire une nécessité fatale en toutes choses et dans toutes les actions, et les gens se disent qu’une fois cela posé, tout ce qui fait la force des lois, des vertus et de la religion, tombe, que les récompenses et les peines deviennent choses vaines. Ils jugent que, s’il y a contrainte ou nécessité, tout devient excusable et qu’en conséquence nul ne serait plus sans excuse au regard de Dieu. Car si nous sommes conduits par le destin, si la marche des choses est entièrement déterminée, inéluctable, comme si la pression d’une inflexible main s’exerçait sur nous, quelle place faire à la faute et au châtiment ? Ils n’arrivent pas à le comprendre. De quel outil se servir pour aplanir ce nœud, cela est bien difficile à dire. Si vous savez quelque moyen de sortir de cet embarras et si vous vouliez nous l’apprendre, vous combleriez mon désir.
Quant à cette opinion de vous que vous avez bien voulu me faire connaître sur les trois points signalés par moi, elle donne lieu aux questions que voici : 1° En quel sens tenez-vous pour synonymes et équivalents les mots de miracle et d’ignorance comme vous semblez le dire dans votre dernière lettre.
La résurrection de Lazare et celle de Jésus-Christ sont des choses qui semblent être au-dessus des choses de la nature créée et ne pouvoir être attribuées qu’à la seule puissance de Dieu, et ce qui dépasse les limites d’une intelligence finie, enfermée dans certaines bornes, est-il donc nécessairement l’indice d’une ignorance coupable ? Ne croyez-vous pas qu’il convient à un esprit créé, à un savoir créé, de reconnaître dans un esprit incréé, dans la divinité suprême, une science et un savoir capables de pénétrer où ils ne pénètrent pas et de faire des choses dont nous, chétifs humains, ne pouvons rendre compte, par des moyens pour nous inexplicables ? Nous sommes des hommes, rien d’humain, semble-t-il, ne doit nous paraître étranger. En second lieu puisque vous avouez ne pouvoir comprendre que Dieu ait réellement pris une nature humaine, qu’il me soit permis de vous demander comment vous entendez les passages de notre Évangile et de l’Épître aux Hébreux dont l’un affirme que le Verbe s’est fait chair, et l’autre que le Fils de Dieu a assumé la nature non des anges mais de la postérité d’Abraham. Et tout le texte de l’Évangile tend, à mon avis, à établir que ce fils unique de Dieu s’est en tant que λόγος (à la fois Dieu et en Dieu) manifesté sous une forme humaine et a payé pour nous pécheurs l’ἀντιλυτρον, le prix du rachat par sa passion et sa mort. Je voudrais bien savoir de vous ce qu’il faut dire de ces doctrines et d’autres semblables, si l’on veut que l’Évangile et la religion chrétienne à laquelle vous êtes favorable, je crois, conservent leur vérité.
J’étais résolu à vous écrire davantage, mais des visiteurs amis viennent m’interrompre et il y aurait impolitesse de ma part à ne pas m’acquitter envers eux des devoirs de l’hospitalité. Toutefois les observations que j’ai réunies dans cette lettre suffisent, et même peut-être paraîtront-elles fastidieuses à un philosophe tel que vous. Adieu donc. Croyez-moi l’admirateur persévérant de votre érudition et de votre science.
Londres, le 16 décembre 1675.