Lettre 73 - Spinoza à Oldenburg



Au très noble et savant Henri Oldenburg,
B. de Spinoza.

RÉPONSE A LA LETTRE LXXI

J’ai reçu samedi dernier seulement votre courte lettre du 15 novembre. Vous vous contentez d’indiquer les passages du Traité théologico-politique qui ont choqué les lecteurs. J’espérais cependant apprendre quelles sont les opinions qui leur semblent, ainsi que vous m’en aviez averti, ruiner la pratique de la piété. Mais pour vous exprimer ouvertement ma pensée sur les trois chefs que vous notez, je vous dirai que j’entretiens en moi, sur Dieu et sur la nature, une opinion très éloignée de celle que les nouveaux chrétiens ont accoutumé de défendre. Je crois que Dieu est, de toutes choses, cause immanente comme on dit, et non cause transitive. J’affirme, dis-je, avec Paul, et peut-être avec tous les philosophes anciens, bien que d’une autre façon, que toutes choses sont et se meuvent en Dieu, j’ose même ajouter que telle fut la pensée de tous les anciens Hébreux autant qu’il est permis de le conjecturer d’après quelques traditions, malgré les altérations qu’elles ont subies. Toutefois croire, comme le font quelques-uns, que le Traité théologico-politique se fonde sur ce principe que Dieu et la nature (par où l’on entend une certaine masse ou matière corporelle) sont une seule et même chose, c’est se tromper complètement. Quant aux miracles, je suis convaincu que l’on peut fonder la certitude de la révélation divine sur la seule sagesse de ses enseignements et non sur des miracles, c’est-à-dire sur l’ignorance, thèse que j’ai assez abondamment développée au chapitre VI. J’ajouterai volontiers ici qu’entre la religion et la superstition je reconnais, comme différence principale, que celle-ci repose sur l’ignorance, celle-là sur la sagesse. C’est pour cette raison que les chrétiens, à mon avis, se distinguent des autres hommes, non par la foi ni par la charité, non plus que par les autres fruits de l’Esprit-Saint, mais seulement par l’opinion : comme tous les autres en effet, ils n’opposent à leurs adversaires que des miracles, c’est-à-dire l’ignorance qui est la source de toute malice ; et changent ainsi en superstition leur foi même véritable. Mais je doute fort que les rois consentent jamais à appliquer un remède à ce mal. Enfin, pour vous dire franchement ma pensée sur le troisième chef, je ne crois pas du tout nécessaire pour le salut de connaître le Christ selon la chair. Mais il en est tout autrement du fils éternel de Dieu, c’est-à-dire de la sagesse éternelle qui s’est manifestée en toutes choses, principalement dans l’âme humaine et, plus que nulle part ailleurs, dans Jésus-Christ. Nul en effet, sans cette sagesse, ne peut parvenir à l’état de béatitude puisque seule elle enseigne ce qui est vrai, ce qui est faux, ce qui est bien et ce qui est mal. Et parce que, ainsi que je l’ai dit, cette sagesse s’est manifestée au plus haut point par Jésus-Christ, ses disciples l’ont prêchée dans la mesure où elle leur a été révélée par lui et ils ont montré qu’ils pouvaient se glorifier plus que les autres hommes de posséder cet esprit du Christ. Quant à ce qu’y ajoutent certaines Églises, à savoir que Dieu a pris une nature humaine, j’ai averti expressément que j’ignore ce qu’elles veulent dire ; bien plus, à parler franc, leur langage ne me paraît pas moins absurde que si l’on disait qu’un cercle a revêtu la forme d’un carré. Voilà qui suffit, je pense, à expliquer ma pensée sur ces trois points. A vous de voir si ces explications pourront convenir aux chrétiens que vous connaissez. Adieu.