Lettre 77 - Oldenburg à Spinoza (14 janvier 1676)
à Monsieur B. de Spinoza,
Henri Oldenburg.
εὖ πράττειν
Vous avez touché juste : la raison pour laquelle je ne voudrais pas que cette nécessité fatale de toutes choses fût admise par le vulgaire, c’est la crainte que j’ai que la vertu n’ait à en souffrir et que les récompenses et les peines ne perdent toute valeur. Les explications contenues à ce sujet dans votre dernière lettre ne me paraissent pas encore concluantes et ne donnent pas apaisement à l’esprit. Si, dans toutes nos actions, dans celles qui sont morales comme dans celles que commande la nature, nous sommes, nous autres hommes, dans le pouvoir de Dieu comme l’argile dans la main du potier, de quel droit l’un de nous peut-il être accusé pour avoir agi de telle façon ou de telle autre, alors qu’il lui était de toute impossibilité d’agir autrement ? N’est-ce pas Dieu seul que nous pouvons accuser : Ton destin inflexible, ton pouvoir irrésistible nous a entraînés à agir de cette façon et nous ne pouvions faire autrement. Pourquoi donc, et de quel droit nous accables-tu des peines les plus sévères ? Nous ne pouvions nous y soustraire d’aucune façon puisque c’est toi l’unique ouvrier, toi qui diriges tout suivant ta volonté et ton bon plaisir avec une suprême nécessité. Vous dites que les hommes sont inexcusables devant Dieu pour cette seule raison qu’ils sont au pouvoir de Dieu. Pour ma part je retournerais entièrement l’argument et je dirais avec plus de raison, ce semble : les hommes sont entièrement excusables parce qu’ils sont au pouvoir de Dieu. Il est facile à tous de dire en effet : inéluctable est ta puissance, ô Dieu : je dois donc être excusé de n’avoir pas agi autrement.
En outre en maintenant que les miracles et l’ignorance sont choses équivalentes, vous semblez enfermer dans les mêmes bornes la puissance de Dieu et la science si limitée des hommes, même des plus pénétrants, comme si Dieu ne pouvait rien faire, rien produire dont les hommes ne puissent rendre compte par un effort de leur esprit. Ajoutez que cette histoire de la passion, de la mort, de l’ensevelissement, de la résurrection du Christ semble contée avec des couleurs si vives, que je ne craindrai pas de faire appel à votre conscience : croyez-vous que cette histoire doive être prise pour une allégorie ou à la lettre, étant donné que l’on est persuadé de sa vérité. Les circonstances relatées si clairement par les évangélistes à ce sujet semblent plutôt nous obliger à croire que cette histoire doit être prise à la lettre. Voilà quelles remarques j’ai voulu faire encore sur ce point, et je vous prie instamment de les excuser et d’y répondre amicalement en toute franchise. M. Boyle renouvelle ses salutations empressées à votre adresse. Je vous exposerai une autre fois ce que fait la Société royale. Adieu, continuez à m’aimer.
Londres, le 16 janvier 1676.