Lettre 78 - Spinoza à Oldenburg



Au très noble et savant Henri Oldenburg,
B. de Spinoza.

RÉPONSE A LA PRÉCÉDENTE

Monsieur,

Ce que j’ai dit dans ma lettre précédente, que nous sommes inexcusables devant Dieu parce que nous sommes au pouvoir de Dieu comme l’argile dans la main du potier, doit être entendu en ce sens que personne ne peut adresser de reproches à Dieu parce que Dieu lui a donné une nature faible ou une âme sans vigueur. Comme il serait absurde en effet que le cercle se plaignît parce que Dieu ne lui a pas donné les propriétés de la sphère, ou un enfant qui souffre de la pierre, parce que Dieu ne lui a pas donné un corps sain, de même un homme sans vigueur en son âme ne peut se plaindre parce que Dieu lui a refusé la force morale, la connaissance vraie et l’amour de Dieu lui-même, et lui a donné une nature si faible qu’il ne peut contenir et régler ses désirs. Rien de plus, en effet, n’appartient à la nature d’aucune chose que ce qui suit nécessairement de sa cause telle qu’elle est donnée. Que d’ailleurs il n’appartienne pas à la nature de tout homme d’avoir une âme forte et qu’il ne soit pas plus en notre pouvoir de posséder la santé du corps que celle de l’âme, nul ne peut le nier, à moins qu’il ne veuille s’inscrire en faux et contre l’expérience et contre la raison. Mais, insistez-vous, si les hommes pèchent par une nécessité de nature, ils sont donc excusables. Vous n’expliquez pas ce que vous voulez conclure de là. Voulez-vous dire que Dieu ne peut s’irriter contre eux ou qu’ils sont dignes de la béatitude, c’est-à-dire dignes d’avoir la connaissance et l’amour de Dieu ? Si c’est dans le premier sens je l’accorde entièrement : Dieu ne s’irrite pas, tout arrive selon son décret. Mais je ne vois pas que ce soit là une raison pour que tous parviennent à la béatitude : les hommes, en effet, peuvent être excusables et néanmoins privés de la béatitude et souffrir des tourments de bien des sortes. Un cheval est excusable d’être cheval et non homme. Qui devient enragé par la morsure d’un chien, doit être excusé à la vérité et cependant on a le droit de l’étrangler. Et qui, enfin, ne peut gouverner ses désirs, ni les contenir par la crainte des lois, bien qu’il doive être excusé en raison de sa faiblesse, ne peut cependant jouir de la paix de l’âme, de la connaissance et de l’amour de Dieu, mais périt nécessairement. Il n’est pas nécessaire ici, je pense, de faire observer que l’Écriture, quand elle dit que Dieu s’irrite contre les pécheurs, qu’il est le juge qui connaît des actions humaines, prend des décisions et rend des arrêts à leur sujet, parle d’une manière tout humaine et suivant les opinions reçues du vulgaire, parce que son but n’est pas d’enseigner la philosophie ni de rendre les hommes savants, mais de les rendre obéissants.

Je ne vois pas non plus comment, en prenant le miracle et l’ignorance pour choses équivalentes, j’enferme la puissance de Dieu et la science des hommes dans les mêmes bornes. Comme vous d’ailleurs, j’entends la passion du Christ, sa mort et son ensevelissement, à la lettre, sa résurrection au contraire, en un sens allégorique. Je le reconnais, cette résurrection est contée par les Évangélistes avec des circonstances telles que nous ne pouvons douter qu’ils n’aient cru eux-mêmes que le corps du Christ s’était relevé de la mort et était monté au ciel pour siéger à la droite de Dieu, et que cela aurait pu être vu même par des infidèles s’ils s’étaient trouvés dans les lieux où le Christ est apparu à ses disciples. En cela toutefois les Évangélistes ont pu se tromper, comme il est arrivé à d’autres Prophètes, sans que la doctrine de l’Évangile soit atteinte par leurs erreurs. Paul en revanche, à qui le Christ est apparu plus tard, se félicite de connaître le Christ selon l’esprit et non selon la chair.

[Je vous remercie grandement du catalogue des livres de M. Boyle. Je compte savoir de vous à l’occasion des nouvelles de la Société royale] [1]. Adieu, croyez à toute mon affection et mon dévouement.

La Haye, le 7 février 1676.


[1Les mots entre crochets sont absents des Opera posthuma, mais se trouvent dans une copie ayant appartenu à Leibniz, et prise d’après l’original.(note jld)