Préface, par Louis Meyer.
Au Livre
« Que nous te disions né d’un génie meilleur ou que de la source de Descartes tu sois rené, petit Livre, tout ce que tu exposes, toi seul étais digne de le posséder et tu ne tiens ton mérite d’aucun modèle. Que j’aie égard à ton génie propre ou à tes enseignements, il me faut élever jusqu’aux astres ton Auteur. Ce qu’il nous a donné est sans exemple jusqu’ici ; mais toi, petit Livre, fais en sorte d’être un exemple et, ce qu’au seul Spinoza doit Descartes, que Spinoza se le doive à lui-même. »
I.B.M.D.
(Johannes Bouwmeester, Medicinae Doctor.) [1]
AU LECTEUR BIENVEILLANT LOUIS MEYER PRÉSENTE SES SALUTATIONS
C’est le sentiment unanime de tous ceux qui veulent s’élever au-dessus du vulgaire par la clarté de la pensée, que la Méthode d’investigation et d’exposition scientifique des Mathématiciens (c’est-à-dire celle qui consiste à démontrer des Conclusions à l’aide de Définitions, de Postulats et d’Axiomes) est la voie la meilleure et la plus sûre pour chercher et enseigner la vérité. Et cela à bon droit. En effet, comme nulle connaissance ferme et assurée d’une chose inconnue ne se peut acquérir et tirer que de choses préalablement connues avec certitude, il est nécessaire de poser d’abord celles-ci à la base comme un fondement solide sur lequel se puisse dresser plus tard tout l’édifice de la connaissance humaine, sans risquer de s’affaisser de lui-même ou de s’effondrer au moindre choc. Or, que ce caractère de notions fondamentales appartienne à celles qui, sous le nom de Définitions, de Postulats et d’Axiomes sont d’un si fréquent usage parmi les personnes cultivant la Mathématique, c’est ce dont ne pourra douter quiconque aura seulement salué du seuil cette noble science. Les Définitions en effet ne sont autre chose que des explications très ouvertes des termes et noms par où sont désignés les objets dont il sera traité ; quant aux Postulats et aux Axiomes, ou Notions communes de l’esprit, ce sont des énonciations si claires et distinctes que nul, pour peu qu’il ait compris les mots, ne peut leur refuser son assentiment.
Malgré cela on ne trouve cependant à peu près aucune science, les Mathématiques mises à part, où cette Méthode ait été suivie ; ou en suit une autre presque diamétralement opposée, où tout se fait par le moyen de définitions et de divisions constamment enchaînées entre elles et entremêlées çà et là de questions et d’explications. On a jugé en effet presque universellement (et beaucoup qui s’appliquent à constituer les sciences ou en traitent dans leurs écrits jugent encore) que cette méthode est particulière aux Mathématiques et que toutes les autres disciplines y sont opposées et la rejettent. Ainsi est-il advenu que ces auteurs ne démontrent les thèses qu’ils apportent par aucunes raisons apodictiques, mais s’efforcent seulement de les soutenir par des vraisemblances et des arguments probables, et publient de la sorte un amas confus de gros livres dans lesquels on ne peut rien trouver de solide et de certain ; ce dont ils sont tout pleins c’est de controverses et de dissentiments, et ce que l’un a établi par quelques raisons de peu de poids, bientôt l’autre le réfute et, par des armes toutes pareilles, le renverse et le met en pièces ; si bien que l’esprit avide de vérité inébranlable, où il pensait trouver un lac tranquille à souhait et, après une traversée heureuse et sûre, parvenir selon son désir au port de la connaissance, se voit flottant au hasard sur la mer houleuse des opinions, entouré de toutes parts des orages de la discussion, ballotté et submergé par les vagues du doute, sans aucun espoir de reprendre pied.
Quelques hommes se sont trouvés cependant qui en ont jugé autrement et, pleins de pitié pour ce destin lamentable de la Philosophie, se sont écartés de la voie communément suivie dans les sciences et battue par tous, pour entrer dans des chemins nouveaux, ardus certes, hérissés de difficultés, devant les conduire à transmettre à la postérité, démontrées selon la Méthode et avec la certitude Mathématique, les parties de la Philosophie autres que la Mathématique. De ces hommes les uns ont exposé dans cet ordre nouveau une philosophie déjà admise et coutumièrement enseignée dans les écoles, les autres, une Philosophie nouvelle, trouvée par leurs propres moyens et qu’ils présentaient au monde savant. Et, après que cette entreprise eut été tentée pendant un long temps et par beaucoup sans succès, se leva enfin cet astre le plus éclatant de notre siècle, René Des Cartes, qui d’abord, par une méthode nouvelle, fit passer des ténèbres à la lumière tout ce qui dans la Mathématique était resté inaccessible aux anciens et tout ce que les contemporains n’avaient pu découvrir, puis posa les fondements inébranlables de la Philosophie ; fondements sur lesquels il est possible d’asseoir la plupart des vérités dans l’ordre et avec la certitude mathématique, ainsi que lui-même l’a réellement démontré et comme, à tous ceux qui ont étudié attentivement ses écrits dont jamais la louange n’égalera le mérite, il apparaît avec une clarté qui l’emporte sur la lumière du jour.
Si, d’ailleurs, dans les ouvrages philosophiques de cet homme illustre et incomparable, il est procédé selon la raison démonstrative et l’ordre Mathématique, ce n’est cependant pas de cette façon commune, usitée dans les Éléments d’Euclide et par les autres Géomètres consistant à rattacher les Propositions et leurs Démonstrations à des Définitions, des Postulats et des Axiomes posés d’abord, mais d’une autre et très différente façon qu’il proclame lui-même la vraie et la meilleure méthode d’enseignement et nomme Analytique, Il distingue, en effet, à la fin de la Réponse aux Deuxièmes Objections, deux sortes de démonstration apodictique, l’une par Analyse, « qui montre la vraie voie par laquelle une chose a été inventée méthodiquement et comme a priori » ; l’autre par la synthèse « qui se sert d’une longue suite de définitions, de demandes ou d’axiomes, de théorèmes et de problèmes, afin que, si on lui en nie quelques conséquences, elle fasse voir comment elles sont contenues dans leurs antécédents, et qu’elle arrache ainsi le consentement au lecteur, tout obstiné et opiniâtre qu’il puisse être, etc... »
Bien que dans l’une et l’autre manières de démontrer se trouve une certitude s’élevant au-dessus de tout risque de doute, elles ne sont cependant pas toutes les deux également utiles et commodes pour tous. Car la plupart des hommes, n’étant pas versés dans les sciences mathématiques et ignorant ainsi complètement et la méthode par où elles sont exposées (Synthèse) et celle par où elles sont inventées (Analyse), ne peuvent ni saisir pour eux-mêmes ni expliquer aux autres les choses apodictiquement démontrées dont il est traité dans ces livres. Ainsi est-il advenu que beaucoup, après s’être enrôlés parmi les partisans de Descartes par un entraînement aveugle ou par docilité à l’influence d’autrui, ont seulement imprimé dans leur mémoire sa façon de penser et ses enseignements, quand il en est discouru, ne savent que se répandre en paroles et en vains bavardages et, comme c’était jadis et c’est encore la coutume parmi les adhérents de la Philosophie Péripatéticienne, sont incapables de rien démontrer. Pour leur venir en aide j’ai donc souvent désiré qu’un homme, également exercé à l’ordre Analytique et au Synthétique, très familier avec les ouvrages de Descartes et connaissant à fond sa Philosophie, voulût bien se mettre à l’œuvre, disposer dans l’ordre synthétique ce que Descartes a présenté dans l’ordre analytique et le démontrer à la façon de la Géométrie ordinaire. Moi-même, bien qu’ayant pleine conscience de ma faiblesse, et me sachant fort au-dessous d’une œuvre si grande, j’en ai eu souvent le dessein et j’ai même commencé de l’entreprendre, mais d’autres occupations par lesquelles je suis très souvent distrait, m’ont empêché de l’accomplir.
Il me fut donc on ne peut plus agréable d’apprendre de notre Auteur qu’il avait dicté à un sien disciple, auquel il enseignait la Philosophie de Descartes, la deuxième partie des Principes et un fragment de la troisième démontrées à la façon des géomètres comme aussi les principales et plus difficiles questions agitées dans la Métaphysique et non encore résolues par Descartes ; et que, sur les vives instances de ses amis, il ferait paraître cet ouvrage après l’avoir corrigé et augmenté. Je ne manquai donc pas d’approuver aussi ce dessein et offris volontiers mon aide à l’auteur en cas qu’il en eût besoin pour la publication ; je le priai même de disposer dans le même ordre géométrique et de placer avant le reste la première partie des Principes afin que le tout ainsi présenté fût d’abord mieux compris et mieux accueilli. Voyant que cela était parfaitement raisonnable, il ne voulut se refuser ni aux prières d’un ami, ni à l’intérêt du public et comme, habitant la campagne, loin de la ville, il ne pouvait lui-même surveiller l’impression, il la commit à mes soins ainsi que la publication.
Nous t’offrons donc, lecteur bienveillant, dans ce petit livre, la première partie et la deuxième des Principes de la Philosophie de René Descartes et un fragment de la troisième, y ayant joint à titre d’Appendice des Pensées Métaphysiques de notre Auteur. Si cependant nous disons ici, et si le titre même du livre annonce, la première partie des Principes, nous n’avons pas voulu donner à entendre que l’on trouve ici exposé, avec démonstration selon l’ordre géométrique, tout ce qu’a dit Descartes dans cette partie ; mais cette dénomination a été prise comme la plus convenable et ainsi les questions principales concernant la Métaphysique, traitées par Descartes dans ses Méditations (ce qui intéresse la logique, et ce qui est rapporté et considéré avec un caractère seulement historique, a été laissé de côté) ont été tirées de là. Pour s’acquitter plus aisément de sa tâche notre Auteur a donc reproduit ici mot pour mot presque tout ce que Descartes a exposé lui-même dans l’ordre géométrique à la fin de sa Réponse aux Deuxièmes Objections ; il a mis en tête toutes les Définitions de Descartes ; inséré les Propositions de cet Auteur parmi les siennes propres, n’a pas placé toutefois les Axiomes aussitôt après les Définitions mais seulement après la quatrième Proposition, et en a modifié l’ordre pour en rendre la démonstration plus aisée ; a enfin laissé de côté ce qui pour lui était superflu. Notre Auteur n’ignore pas que ces Axiomes (ainsi que Descartes le dit lui-même dans la septième demande) peuvent être démontrés comme des théorèmes et se trouveraient même mieux à leur place parmi les Propositions ; bien que nous lui ayons demandé cependant d’effectuer ce changement, les soins plus importants dont il est occupé, ne lui permettant pas d’affecter à cet ouvrage plus de deux semaines, furent cause qu’il ne put satisfaire notre désir et le sien propre. Il a simplement, quant à présent, joint aux Axiomes une courte explication pouvant tenir lieu de démonstration et a remis à plus tard la démonstration plus longue et complètement achevée qu’il donnera si, après l’écoulement de la présente édition, il y a lieu de préparer une édition nouvelle. Pour l’augmenter nous tâcherons alors d’obtenir de lui qu’il achève en son entier la troisième partie, traitant du Monde visible, dont nous ne publions ici qu’un fragment (l’Auteur ayant terminé là son enseignement), joint au reste parce que nous n’avons pas voulu, si petit qu’il fût, que le lecteur en fût privé. Afin d’observer l’ordre légitime dans cette besogne complémentaire, il faudra aussi ajouter dans la deuxième partie quelques Propositions sur la nature et les propriétés des Fluides, addition à laquelle je m’emploierai de mon mieux à déterminer l’Auteur.
Non seulement dans la position et l’explication des axiomes, mais aussi dans la démonstration des théorèmes et des autres conséquences, notre Auteur s’éloigne très souvent de Descartes et use d’un raisonnement très différent du sien. Que nul n’interprète ces divergences comme s’il voulait corriger cet homme illustre ; qu’on se persuade, au contraire, qu’il a seulement en vue de mieux observer l’ordre précédemment adopté par lui et de ne pas augmenter indûment le nombre des axiomes. Pour la même raison, il a dû démontrer beaucoup de propositions laissées sans démonstration par Descartes et en ajouter qu’il avait complètement omises.
Avant tout je désire qu’on observe que dans tout l’ouvrage, aussi bien dans la première partie et la deuxième des Principes et dans le fragment de la troisième, que dans ses Pensées métaphysiques, notre Auteur a seulement voulu exposer les idées de Descartes et leurs démonstrations, telles qu’on les trouve dans ses écrits, ou telles que des principes établis on les peut déduire par légitime conséquence. Ayant promis d’instruire son disciple dans la Philosophie de Descartes, il se fît une religion de ne pas s’en écarter de la largeur d’un ongle et de ne rien dicter qui ne répondît pas ou fût contraire aux enseignements de ce philosophe. Qu’on ne croie donc pas qu’il fasse connaître ici ses propres idées ou même des idées qui aient son approbation. S’il en juge vraies quelques-unes, et s’il reconnaît en avoir ajouté quelques-unes de lui-même, il en a rencontré beaucoup qu’il rejette comme fausses et auxquelles il oppose une conviction profondément différente.
Pour donner de ces dernières un exemple seulement entre beaucoup d’autres, je citerai ce qui est dit de la Volonté dans le Scolie de la Proposition 15, partie I des Principes et le chapitre 12, partie II de l’Appendice, bien que paraissant établi avec assez de poids et un suffisant appareil. Il n’estime pas, en effet, que la Volonté soit distincte de l’Entendement et encore bien moins qu’elle soit douée de la liberté que lui attribue Descartes. Quand il énonce son opinion à ce sujet, Descartes, cela peut se voir dans le Discours de la méthode, quatrième partie, dans la Deuxième Méditation et ailleurs, suppose seulement, il ne prouve pas, que l’âme est absolument une substance pensante. Tandis qu’au contraire notre Auteur admet à la vérité l’existence dans la Nature d’une substance pensante, mais nie qu’elle constitue l’essence de l’âme humaine ; et soutient que la pensée pas plus que l’étendue n’a de limites la déterminant ; qu’en conséquence, de même que le corps humain n’existe pas absolument, mais [est] [*] seulement une étendue déterminée d’une certaine façon par du mouvement et du repos selon les lois de la Nature étendue, de même l’Esprit, ou l’Âme humaine, n’existe pas absolument, mais [est] [**] bien une pensée déterminée d’une certaine façon par des idées selon les lois de la Nature pensante ; pensée dont l’existence est posée nécessairement, sitôt que le corps commence d’exister. Par cette définition, il ne croit pas difficile de démontrer que la Volonté n’est pas distincte de l’Entendement, et qu’il s’en faut encore bien davantage qu’elle jouisse de la liberté à elle attribuée par Descartes ; bien plus, que la faculté même d’affirmer et de nier est une pure fiction ; que l’affirmer et le nier ne sont rien en dehors des idées ; que pour les autres facultés, telles que l’Entendement, le Désir, etc., on doit les ranger au nombre des êtres imaginaires ou au moins de ces notions que les hommes ont formées parce qu’ils conçoivent les choses abstraitement, telles l’humanité, la pierréité et autres de même genre. Je ne dois pas non plus passer sous silence qu’il faut porter au même compte, c’est-à-dire considérer comme exprimant la pensée de Descartes seulement, ce qui se trouve en quelques passages, à savoir que « telle ou telle chose est au-dessus de l’humaine compréhension ». On doit se garder, en effet, d’entendre cela comme si notre Auteur l’avançait parce que tel est son sentiment. Car il juge que toutes ces choses, et même beaucoup d’autres plus élevées et plus subtiles, non seulement peuvent être conçues par nous clairement et distinctement, mais qu’il est même possible de les expliquer très commodément, pourvu que l’entendement humain se dirige dans la poursuite de la vérité et la connaissance des choses par une autre voie que celle qui a été ouverte et frayée par Descartes ; et qu’ainsi les fondements des sciences trouvés par Descartes, et l’édifice qu’il a élevé sur eux ne suffisent pas pour dénouer et résoudre toutes les questions et les plus difficiles qui se rencontrent dans la Métaphysique ; mais que d’autres sont requis si nous désirons élever notre entendement à ce faîte de la connaissance.
Enfin, pour achever cette préface, nous rappellerons aux Lecteurs que la publication de tous ces traités est faite uniquement en vue de la recherche et de la propagation de la vérité, et pour inciter les hommes à l’étude de la Philosophie vraie et sincère ; que tous donc, avant de se mettre à les lire pour en tirer, comme nous le leur souhaitons dans l’âme, un fruit excellent, soient avertis d’avoir à réparer certaines omissions où elles se trouvent, et de bien vouloir corriger avec soin les fautes d’impression qui se sont glissées dans le texte : il en est quelques-unes, en effet, qui pourraient empêcher d’apercevoir la force d’une Démonstration et la vraie pensée de l’Auteur, comme chacun s’en rendra compte aisément d’un coup d’œil.