TTP - Chap. XIX - §§14-19 : Réfutation de la thèse adverse qui veut séparer le droit sacré du droit civil : elle conduit à diviser l’État.



[14] Au reste les adversaires de cette thèse qui ont voulu séparer le droit sacré du droit civil et soutenir que ce dernier seul appartient au souverain, le premier appartenant à l’Église universelle, ont donné des raisons auxquelles je ne m’arrête pas ; car elles sont si frivoles qu’elles ne valent pas d’être réfutées. Il y a cependant un point que je ne puis passer sous silence ; c’est l’erreur lamentable de ceux qui, pour soutenir cette opinion séditieuse (qu’on me pardonne ce terme un peu dur), invoquent l’exemple du souverain Pontife des Hébreux qui eut jadis le pouvoir d’administrer les choses sacrées ; comme si les Pontifes n’avaient pas reçu ce droit de Moïse (lequel, nous l’avons montré, garda seul tout le pouvoir souverain) de qui le décret pouvait aussi les en priver ; c’est lui en effet qui élut non seulement Aaron, mais son fils Eléazar et son petit-fils Phinéas, et leur donna l’autorité d’administrer le pontificat, et si, plus tard, les Pontifes la conservèrent, ce fut en qualité de substituts de Moïse, c’est-à-dire du souverain. Comme nous l’avons montré [1], en effet, Moïse n’élut personne pour occuper après lui le pouvoir souverain, mais partagea de telle sorte ses fonctions que ses successeurs parussent des vicaires administrant un État en l’absence de son roi toujours vivant. Plus tard, dans le deuxième empire, les Pontifes détinrent le droit de souveraineté absolument, quand ils eurent joint au pontificat le droit propre au principat. Ainsi le droit pontifical dépendit toujours d’un édit du souverain et les Pontifes n’en furent détenteurs que lorsqu’ils eurent en même temps le principat. Et même le droit de régler les choses sacrées appartint absolument aux rois (comme il apparaîtra par ce que nous avons à dire à la fin de ce chapitre), à cela près qu’il ne leur était pas permis de porter les mains sur le service divin dans le temple, parce que tous ceux qui n’étaient pas de la descendance d’Aaron, étaient tenus pour profanes ; rien de semblable assurément dans un État Chrétien.

[15] Nous ne pouvons donc douter qu’aujourd’hui les choses sacrées (dont l’administration requiert des mœurs particulières, mais non une famille à part et desquelles ceux qui gouvernent ne doivent donc pas être exclus plus que d’autres) ne relèvent du seul droit du souverain et que personne, sinon par leur autorité, ou en vertu d’une concession reçue d’eux, n’ait le droit et le pouvoir d’administrer ces choses, de choisir les ministres du culte, de déterminer et d’établir les fondements et la doctrine de l’Église, de connaître des mœurs et des actes de piété, d’excommunier ou d’admettre qui que ce soit dans l’Église, ou de pourvoir aux besoins des pauvres.

[16] Non seulement cela est vrai (comme nous venons de le démontrer), mais on peut démontrer que cela est de première nécessité pour le maintien tant de la Religion elle-même que de l’État ; tout le monde sait en effet quel prestige ont dans le peuple le droit et l’autorité de régler les choses sacrées, et comme il est suspendu à la parole de celui qui les détient ; on peut affirmer qu’avoir cette autorité, c’est régner sur les âmes. Si donc on veut la ravir au souverain, c’est qu’on veut diviser l’État et cette division ne peut manquer de faire naître, comme autrefois entre les Rois et les Pontifes des Hébreux, des discussions et des luttes impossibles à apaiser. Il y a plus, celui qui tente de ravir cette autorité au souverain cherche (comme je l’ai déjà dit) un moyen de parvenir à commander dans l’État. Que laissera-t-on à la décision du souverain si on lui refuse ce droit ? Ce n’est pas de la guerre ni de la paix qu’il pourra décider ni d’aucune affaire quelconque, s’il est tenu d’attendre l’avis d’un autre, et de savoir de lui si ce qu’il juge utile est pieux ou impie, légitime ou illégitime.

[17] Des exemples de cet assujettissement se sont vus dans tous les siècles ; j’en donnerai un seul qui les remplacera tous. Parce que ce droit fut reconnu sans réserve au Pontife Romain, il entreprit de mettre peu à peu tous les rois sous sa domination, jusqu’à ce qu’il se fût élevé au faîte suprême du pouvoir ; et tout ce qu’ont tenté plus tard les monarques, particulièrement les Empereurs Germaniques, pour diminuer si peu que ce fût son autorité, n’a abouti à rien, au contraire a eu pour effet de l’augmenter encore. Et cependant ce que nul Monarque n’avait pu faire ni par le fer, ni par le feu, des Ecclésiastiques l’ont fait avec la plume seule, ce qui suffit à faire connaître la force et la puissance de l’autorité en matière religieuse et à montrer en même temps combien il est nécessaire que le souverain, la garde pour lui.

[18] Si nous voulons nous rappeler les observations faites dans le chapitre précédent, nous verrons que la religion même et la piété y trouvent un grand avantage ; nous avons observé que les Prophètes eux-mêmes, bien que doués d’une vertu divine, ne purent, parce qu’ils étaient de simples particuliers, avec leur liberté d’avertir, d’invectiver, de jeter l’opprobre, corriger les hommes mais les ont plutôt irrités, alors que ces mêmes hommes, avertis et châtiés par les rois étaient faciles à fléchir. En second lieu nous avons observé aussi que les rois eux-mêmes, précisément parce qu’ils n’avaient pas ce droit, se sont très souvent écartés de la Religion, et presque tout le peuple avec eux ; ce que l’on voit qui est arrivé aussi très souvent pour la même cause dans les États chrétiens.

[19] On me posera peut être cette question : Qui donc, si ceux qui ont le pouvoir dans l’État veulent être impies, sera en droit de défendre la piété ? Faudra-t-il même alors tenir le souverain pour interprète de la religion ! Et moi je demande en retour. Et si les Ecclésiastiques (qui sont des hommes après tout et de simples particuliers, n’ayant à prendre soin que de leurs propres affaires) ou d’autres à qui l’on veut qu’appartienne le droit de régler les choses sacrées, veulent être impies ? Devra-t-on même alors les tenir pour interprètes de la Religion ?

Il est bien certain que si les hommes qui gouvernent l’État veulent suivre la voie qui flatte leurs passions, qu’ils aient ou n’aient pas de droit sur les choses sacrées, toutes choses, tant sacrées que profanes iront mal ; la ruine de l’État sera encore beaucoup plus rapide si des particuliers revendiquent séditieusement le droit de Dieu. Refuser ce droit au gouvernement n’avance donc absolument à rien ; au contraire le mal s’en trouve accru ; car par cela même (comme autrefois les rois des Hébreux qui ne possédaient pas ce droit absolument) ceux qui gouvernent sont rendus impies, et conséquemment tout l’État a à souffrir d’un mal et un dommage non plus incertains et contingents, mais certains et nécessaires. Que nous ayons donc égard à la vérité ou à la sécurité de l’État, ou enfin à l’intérêt de la Religion, nous sommes obligés d’admettre que le droit même divin, c’est-à-dire relatif aux choses sacrées, dépend absolument du décret du souverain et qu’il en est l’interprète et le défenseur. D’où suit que les vrais ministres de la parole de Dieu sont ceux qui enseignent la piété en reconnaissant l’autorité du souverain et en se conformant au décret par lequel il l’a réglée sur l’utilité publique.


[1Cf. chap. 17, §10 et §14 (note jld).