TTP - Chap. XIX - §§10-13 : Le culte religieux extérieur et les formes extérieures de la piété doivent se régler sur la paix de l’État.



[10] Il est certain que la piété envers la Patrie est la plus haute sorte de piété qu’un homme puisse montrer ; supprimez l’État en effet, rien de bon ne peut subsister ; nulle sûreté nulle part ; c’est le règne de la colère et de l’impiété dans la crainte universelle ; il suit de là qu’on ne peut montrer aucune piété envers le prochain, qui ne soit impie, si quelque dommage en est la conséquence pour l’État, et qu’au contraire il n’est pas d’action impie envers le prochain qui ne prenne un caractère pieux, si elle est accomplie pour la conservation de l’État. Par exemple il est pieux si quelqu’un s’attaque à moi et veut prendre ma tunique, de lui donner aussi mon manteau ; mais, où l’on juge que cela est dangereux pour le maintien de l’État, il est pieux d’appeler le voleur en justice, bien qu’il doive être condamné à mort. Manlius Torquatus est célébré parce qu’il mit le salut du peuple au-dessus de la piété envers son propre fils. Cela étant, il en résulte que le salut du peuple est la loi suprême à laquelle doivent se rapporter toutes les lois tant humaines que divines. Or, comme c’est l’office du souverain seul de déterminer ce qu’exigent le salut de tout le peuple et la sécurité de l’État, et de commander ce qu’il a jugé nécessaire, c’est conséquemment aussi l’office du souverain de déterminer à quelles obligations pieuses chacun est tenu à l’égard du prochain c’est-à-dire suivant quelle règle chacun est tenu d’obéir à Dieu.

[11] Par là nous connaissons clairement d’abord en quel sens le souverain est l’interprète de la Religion ; en second lieu que personne ne peut obéir à Dieu droitement s’il ne règle la pratique obligatoire de la piété sur l’utilité publique et si en conséquence il n’obéit à tous les décrets du souverain. Puisque, eu effet, nous sommes tenus, par le commandement de Dieu, d’agir avec piété à l’égard de tous (sans exception) et de ne causer de dommage à personne, il n’est donc loisible à personne de prêter secours à quelqu’un au détriment d’un autre et encore bien moins au détriment de tout l’État ; nul, par suite, ne peut agir pieusement à l’égard du prochain suivant le commandement de Dieu, s’il ne règle la piété et la religion sur l’utilité publique. Of nul particulier ne peut savoir ce qui est d’utilité publique, sinon par lés décrets du souverain à qui seul il appartient de traiter les affaires publiques ; donc nul ne peut pratiquer droitement la piété ni obéir à Dieu s’il d’obéir à tous les décrets du souverain.

[12] Et cela est confirmé par la pratique elle-même : si quelque homme, citoyen ou étranger, simple particulier ou chef d’un autre État, a été jugé coupable d’un crime capital ou déclaré ennemi par le souverain, il n’est permis à aucun des sujets de lui porter secours. Ainsi encore, bien que ce fût une maxime des Hébreux que chacun doit aimer son prochain comme soi-même (voir Lévit., chap. XIX, vs. 17 ; 18), ils étaient tenus cependant de dénoncer au juge celui qui avait commis quelque action contre les prescriptions de la loi (voir Lévit., chap.V, v. 1, et Deut., chap. XIII, vs. 8, 9), et de le tuer s’il était jugé coupable d’un crime capital (voir Deut., chap. XVII, v. 7). En second lieu, pour que les Hébreux pussent conserver la liberté qu’ils avaient acquise et garder sous leur entière domination les terres qu’ils occupaient, il leur fut nécessaire, comme nous l’avons montré au chapitre XVII, de plier la religion à leur seul État et de se séparer des autres nations ; aussi leur maxime fut-elle : Aime ton prochain, aie en haine ton ennemi (voir Matth., chap. V, v.43) ; quand ils eurent perdu leur État et eurent été conduits captifs à Babylone, Jérémie leur enseigna qu’ils eussent à veiller (aussi) au salut de cette cité dans laquelle ils avaient été conduits en captivité ; et quand le Christ les eut vus aller dispersés par toute la nature, il leur enseigna à agir pieusement à l’égard de tous les hommes absolument. Tout cela montre avec la dernière évidence que la religion a toujours été réglée sur l’utilité publique.

[13] Si l’on demande de quel droit les disciples du Christ, c’est-à-dire de simples particuliers, pouvaient prêcher la religion, je réponds qu’ils l’ont fait du droit du pouvoir qu’ils avaient reçu du Christ contre les Esprits impurs (voir Matth., chap. X, v. 1). Plus haut en effet, à la fin du chapitre XVI, j’ai averti expressément que tous sont tenus de rester fidèles même à un Tyran, excepté celui à qui Dieu, par une révélation certaine, a promis contre le Tyran un secours singulier. Personne donc ne peut s’autoriser de cet exemple, à moins qu’il n’ait le pouvoir de faire des miracles. Cela est encore visible par cette parole du Christ à ses disciples qu’ils ne craignissent pas ceux qui tuent les corps (voir Matth., chap. X, v. 28). Que si cette parole avait été dite pour tous, l’État eût été institué en vain, et ce mot de Salomon (Prov., chap. XXIV, v. 21) : mon fils, crains Dieu et le roi, eût été une parole impie, ce qui est bien éloigné de la vérité. Il faut donc reconnaître nécessairement que cette autorité donnée par le Christ à ses disciples leur a été donnée à eux singulièrement et que d’autres ne peuvent s’autoriser de cet exemple.