TTP - Chap. XVII - §§16-25 : L’État des Hébreux : les avantages de sa constitution.
[16] Ces principes posés, il est temps de voir comment le pouvoir institué dans ces conditions pouvait exercer sur les âmes une action modératrice et retenir tant les gouvernants que les gouvernés de façon que ces derniers ne devinssent pas des rebelles, non plus que les premiers des Tyrans.
A. §§17-22 : Les Chefs ne peuvent y outrepasser les justes limites.
[17] Ceux qui gouvernent l’État ou s’en sont rendus maîtres, quel crime qu’ils commettent, s’efforcent toujours de le colorer d’une apparence de droit et de persuader au peuple qu’ils ont agi honnêtement ; ils y arrivent facilement quand toute l’interprétation du droit dépend d’eux. Car il est clair que de ce droit même ils tirent une très grande liberté de faire tout ce qu’ils veulent et tout ce à quoi l’appétit les engage ; et qu’au contraire une grande part de cette liberté leur est ravie au cas que le droit d’interpréter les lois appartienne à d’autres et qu’en même temps leur interprétation véritable soit manifeste et incontestable pour tous. Il devient très évident par là que chez les Hébreux, l’une des grandes causes des crimes que commettent les princes est supprimée, d’abord par l’attribution du droit d’interpréter les lois aux seuls Lévites (voir Deutér., chap. XXI, v. 5), qui n’avaient aucune part ni au commandement ni, comme les autres, à la propriété, et dont toute la fortune et la considération dépendaient de la seule interprétation vraie des lois ; en second lieu par le commandement fait au peuple entier de se réunir tous les sept ans dans un lieu déterminé pour y être instruit dans les lois par le Pontife, et aux individus de lire et de relire constamment tout seuls avec la plus grande attention le livre de la Loi (voir Deutér., chap. XXXI, v. 9, etc., et chap. VI, v. 7). Les chefs donc devaient prendre le plus grand soin dans leur propre intérêt de tout administrer suivant les lois prescrites et assez clairement connues de tous, s’ils voulaient être honorés le plus possible par le peuple qui, à cette condition, les vénérait comme des ministres du royaume de Dieu et des vicaires de Dieu ; à défaut de cette condition ils ne pouvaient échapper à la pire haine des sujets, celle qu’on nomme Théologique.
[18] Dans le même sens, c’est-à-dire pour contenir la concupiscence effrénée des chefs, agissait encore avec une grande force une autre institution : la participation de tous les citoyens au service militaire (de vingt à soixante ans sans nulle exception) et l’impossibilité pour les Chefs d’enrôler à l’étranger aucun soldat mercenaire. Cette institution, dis-je, eut une grosse influence, car il est certain que les Princes, pour opprimer le peuple, ont besoin d’une force armée stipendiée par eux et qu’en outre ils ne craignent rien tant que la liberté d’une armée de citoyens, auteurs par leur courage, leur labeur et le sang qu’ils versent en abondance, de la liberté et de la gloire de l’État. C’est pourquoi Alexandre, quand il eut à combattre Darius pour la deuxième fois, après avoir entendu le conseil de Parménion, éclata en reproches non contre Parménion lui-même, mais contre Polysperchon qui soutenait la même opinion. Il n’osa pas en effet, dit Quinte-Curce, (liv. IV, § 13), reprendre de nouveau Parménion à qui, peu de temps avant, il avait adressé de trop vifs reproches ; et il ne put venir à bout de la liberté, crainte par lui, des Macédoniens, qu’après avoir porté le nombre des soldats pris parmi les captifs bien au delà de celui des Macédoniens ; alors en effet il put donner carrière à ses passions, après avoir réduit à rien la liberté des meilleurs citoyens. Si tette liberté propre à une armée composée de citoyens impose de la retenue aux chefs d’un État d’institution humaine, qui ont accoutumé de prendre pour eux tout l’honneur des victoires, combien plus ne dut-elle pas contenir les chefs des Hébreux dont les troupes combattaient pour la gloire non du chef, mais de Dieu, et n’engageaient pas le combat que Dieu consulté n’eût répondu.
[19] Ajoutons deuxièmement que les chefs des Hébreux n’étaient tous attachés les uns aux autres que par le seul lien de la Religion ; si l’un y avait fait défection et avait entrepris de violer le droit divin de l’individu, il pouvait être traité en ennemi par les autres et être l’objet d’une juste répression.
[20] Il faut tenir compte troisièmement de la crainte d’un nouveau Prophète ; qu’un homme de vie irréprochable montrât par des signes reconnus qu’il était un Prophète, il avait par là même un droit souverain de commander, comme Moïse, au nom d’un Dieu à lui seul révélé et non comme les chefs, au nom d’un Dieu seulement consulté par l’intermédiaire du Pontife. Et sans nul doute de tels Prophètes pouvaient sans peine entraîner le peuple opprimé et lui persuader ce qu’ils voulaient à l’aide de signes légers ; au contraire, si le Chef administrait la chose publique avec rectitude, il pouvait s’y prendre à temps et faire comparaître le Prophète devant son tribunal pour l’examiner, voir si sa vie était sans reproche, s’il avait donné de sa délégation des signes certains et indubitables, et enfin si ce qu’il prétendait dire au nom de Dieu, s’accordait avec la doctrine reçue et les lois communes de la patrie. Si les signes n’avaient pas la valeur requise, ou si la doctrine était nouvelle, une condamnation à mort pouvait être justement prononcée par le Chef ; sinon c’est par la seule autorité du Chef et sur son témoignage que le Prophète était reconnu.
[21] En quatrième lieu le Prince ne l’emportait pas sur les autres par le prestige de la noblesse ni par le droit du sang ; la considération seule de son âge et de sa vertu lui conférait le gouvernement de l’État.
[22] Enfin il faut observer encore que les Chefs et toute la milice ne pouvaient pas préférer l’état de guerre à la paix. La milice, en effet, comme nous l’avons dit, se composait des seuls citoyens et les mêmes hommes donc administraient les affaires tant de guerre que de paix. Celui qui au camp était militaire était sur la place publique citoyen, l’officier juge dans son district, le commandant en chef premier magistrat de la cité. Nul donc ne pouvait désirer la guerre pour la guerre, mais pour la paix et la défense de la liberté, et peut-être le chef, pour ne pas être obligé de s’adresser au Pontife et d’abaisser sa dignité devant lui, s’abstenait-il, autant qu’il le pouvait, de changer l’ordre établi. Telles sont les raisons qui empêchaient les Chefs d’outrepasser les justes limites.
B. §§23-25 : De quelle manière le peuple y était contenu.
[23] Nous avons à voir maintenant en quelle manière le peuple était contenu ; les fondements de l’institution sociale le montrent d’ailleurs très clairement. Qu’on les considère en effet même sans grande attention, on verra aisément qu’ils ont dû faire naître, dans les âmes des citoyens, un amour rendant presque impossible que l’idée leur vint de trahir la patrie ou de faire défection ; au contraire, tous devaient lui être attachés au point qu’ils souffrissent la mort plutôt que la domination de l’étranger. Après, en effet, qu’ils eurent transféré leur droit à Dieu, ils crurent que leur royaume était le royaume de Dieu, que seuls ils avaient qualité de fils de Dieu, les autres nations étant ennemies de Dieu et leur inspirant pour cette raison la haine la plus violente (car cette haine leur semblait une marque de piété voir Psaume CXXXIX, v. 21, 22) ; rien de plus horrible pour eux que de jurer fidélité à un étranger et de lui promettre obéissance ; nul opprobre plus grand, nulle action plus exécrable à leurs yeux, que de trahir leur patrie, c’est-à-dire le royaume même du Dieu qu’ils adoraient. Le seul fait d’aller habiter quelque part sur la terre étrangère était tenu pour flétrissant parce que, dans la patrie seulement, le culte obligatoire de Dieu leur était possible, si bien qu’à part la terre sainte de la patrie, le reste du monde leur semblait impur et profane. C’est ainsi que David, contraint de s’exiler, se plaint devant Saül : S’ils sont des hommes, ceux qui t’excitent contre moi, maudits soient-ils, parce qu’ils me retranchent et m’excluent de l’héritage de Dieu et disent : Va et rends un culte à des dieux étrangers. Pour cette même cause nul citoyen, ce qui est particulièrement à noter, n’était condamné à l’exil : le pécheur est digne du supplice, non de l’opprobre. L’amour des Hébreux pour la patrie n’était donc pas un simple amour, c’était une piété, et cette piété comme cette haine des autres nations, le culte quotidien les échauffait et alimentait de telle sorte qu’elles durent devenir la nature même des Hébreux. Leur culte quotidien en effet n’était pas seulement entièrement différent des autres, ce qui les séparait du reste des hommes, il leur était absolument contraire. A l’égard de l’étranger, tous les jours couvert d’opprobre, dut naître dans leurs âmes une haine l’emportant en fixité sur tout autre sentiment, une Haine crue pieuse puisque née de la dévotion, de la piété ; ce qu’il y a de plus fort, de plus irréductible. La cause ordinaire qui fait qu’une haine s’avive de plus en plus, ne manquait d’ailleurs pas d’agir, je veux parler du sentiment tout pareil qui répondait au leur ; les autres nations ne purent manquer de les haïr aussi de la haine la plus violente.
[24] Avec quelle efficacité maintenant toutes ces circonstances jointes : la liberté dont les hommes jouissaient dans l’État à l’égard des hommes ; la dévotion à la patrie ; un droit sans limite contre l’étranger ; la haine atroce de tout Gentil devenue non seulement licite, mais devoir pieux ; la singularité des mœurs et des rites ; avec quelle efficacité, dis-je, tout cela contribua à donner aux Hébreux des âmes fermes pour tout endurer au service de la patrie avec une constance et un courage uniques, la Raison le fait connaître avec la plus grande clarté et l’expérience même l’atteste. Jamais, tant que la Ville fut debout, ils ne purent se plier longtemps à une domination étrangère, et aussi Jérusalem était-elle communément appelée la cité rebelle (voir Esdras, chap. IV, v. 12, 15). L’État qui suivit la restauration du temple (et qui fut à peine l’ombre du premier, les Pontifes ayant usurpé le droit des chefs) put difficilement être détruit par les Romains. Tacite lui-même l’atteste dans le livre II des Histoires : Vespasien avait achevé la guerre des Juifs, sauf qu’il n’avait pas encore forcé Jérusalem, entreprise rendue plus dure et plus ardue par la complexion de cette race et son fanatisme irréductible que par les forces restées aux assiégés pour faire face aux nécessités de la situation.
[25] Mais, outre cette force, dont la valeur dépend de l’opinion seule, il y eut dans cet État une autre force unique et la plus grande de toutes, qui devait retenir les citoyens et les prémunir contre toute idée de défection et tout désir de déserter leur patrie, ce fut la considération de l’utilité qui donne aux actions humaines leur vigueur et leur animation. Je dis que dans cet État cette considération avait une force unique ; nulle part en effet les citoyens n’avaient sur leurs biens un droit de propriété plus assuré que les sujets de cet État. La part de terre et de champs possédée par chacun d’eux était égale à celle du chef et ils en étaient maîtres pour l’éternité, car si l’un d’eux, contraint par la pauvreté, avait vendu son fonds ou son champ, la propriété devait lui en être restituée au moment du jubilé, et d’autres institutions de cette sorte empêchaient que personne ne pût être dépouillé de sa part fixe de biens. Nulle part en outre la pauvreté ne pouvait être plus aisément supportée que dans un pays ou la charité envers le prochain, c’est-à-dire le concitoyen, était au plus haut point une pratique pieuse et le moyen de se rendre propice le Roi Dieu. Les citoyens hébreux donc ne pouvaient se trouver bien que dans leur patrie ; au dehors il n’y avait pour eux que déshonneur et grand dommage. Ce qui, en outre, avec le plus d’efficacité, non seulement les attachait au sol de la patrie, mais aussi les engageait à éviter les guerres civiles et à écarter les causes de discorde, c’était que nul n’avait pour maître son semblable, mais Dieu seul, et que l’amour du concitoyen, la charité envers lui, passaient pour la forme la plus élevée de la piété ; la haine qui leur était commune envers les autres nations et celle qu’elles leur rendaient, entretenaient cet amour. De plus l’obéissance était le fruit de la discipline très forte à laquelle les formait leur éducation : tous leurs actes étaient réglés par des prescriptions de la loi ; on ne pouvait pas labourer comme on voulait, mais à des époques déterminées et dans certaines années et seulement avec un bétail d’une certaine sorte ; de même aussi les semailles et les moissons n’avaient lieu qu’à un certain moment et dans une forme arrêtée, et, d’une manière générale, toute leur vie était une constante pratique de l’obéissance (voir à ce sujet le chapitre V [1] relatif à l’utilité des cérémonies) ; en raison de l’accoutumance elle n’était plus une servitude, mais devait se confondre à leurs yeux avec la liberté, si bien que la chose défendue n’avait d’attrait pour personne, seule en avait la chose commandée. A cela paraît n’avoir pas peu contribué encore le retour périodique dans l’année de jours obligatoires de repos et de liesse ; ils ne s’abandonnaient pas à cette occasion, mais obéissaient à Dieu avec abandon, Trois fois par an ils étaient les convives de Dieu (voir Deutér., chap. XVI) ; le septième jour de la semaine ils devaient cesser tout travail et se livrer au repos ; en outre à d’autres moments encore, des réjouissances honnêtes et des repas de fête étaient non autorisés, mais prescrits. Je ne pense pas qu’on puisse rien trouver de plus efficace pour fléchir les âmes des hommes ; rien ne s’empare de l’âme avec plus de force que la joie qui naît de la dévotion, c’est-à-dire à la fois de l’amour et de l’admiration. Il n’était pas à craindre que la lassitude qu’engendre la répétition fréquente, eût prise sur eux, car le culte réservé aux jours de fête était rare et varié. A tout cela s’ajoutait la très profonde révérence du temple qu’ils gardèrent religieusement à cause du caractère singulier de son culte et des rites à observer avant que l’accès en fût permis ; à ce point qu’aujourd’hui encore ils ne lisent pas sans une grande horreur le récit de l’attentat de Manassé qui eut l’audace de placer une idole dans le temple même. La révérence du peuple n’était pas moindre à l’égard des lois qui étaient gardées avec le soin le plus religieux dans le sanctuaire le plus inaccessibles. C’est pourquoi les rumeurs populaires et les préjugés étaient moins à craindre qu’ailleurs ; nul n’osait porter un jugement sur les choses divines ; à tout ce qui était ordonné par l’autorité de la réponse divine reçue dans le temple, ou de la loi fondée par Dieu, ils devaient obéir sans consulter la Raison. Je pense avoir ainsi donné des principes essentiels de cet État, un résumé assez clair dans sa brièveté.
[1] Cf. chap. 5, §11. Voir Aussi Traité politique, X, §5 (note jld).