Traité politique, X, §05
Pour parer à ce mal on a souvent tenté d’édicter des lois somptuaires, mais en vain. Car toutes les règles qui peuvent être violées sans que d’autres soient lésés, sont un objet de dérision. Tant s’en faut que ces règles modèrent les désirs et les appétits, au contraire elles leur donnent plus d’intensité, car nous avons une inclination pour ce qui est défendu, et désirons ce qui nous est refusé [1]. Des hommes oisifs ont toujours assez de ressources dans l’esprit pour éluder les règles établies sur des objets dont l’interdiction absolue n’est pas possible, tels les festins, les jeux, la parure, et autres choses du même genre dont seul l’abus est mauvais et ne peut s’apprécier que suivant la fortune, de sorte qu’on ne peut faire de loi générale en pareille matière [2].
Traduction Saisset :
Pour éviter ces maux, beaucoup de législateurs se sont efforcés d’établir des lois somptuaires ; mais c’est en vain. On se fait un jeu de violer toutes les lois qu’il est possible d’enfreindre sans faire injustice à personne en particulier, et qui ont pour effet d’exciter les désirs et les passions des hommes, loin de les réprimer ; car nous recherchons toujours ce qui nous est défendu, et n’aimons que ce qu’on nous refuse. Il ne manque jamais d’hommes oisifs qui savent éluder les lois établies contre certaines choses qu’il est impossible de défendre absolument, comme les festins, les jeux, les ornements, et autres usages du même genre dont tout le mal est dans un excès qui ne peut se mesurer que d’après la condition de chacun, et qui n’est pas susceptible dès lors d’être déterminé par une loi universelle .
Ad haec mala vitandum multi conati sunt leges sumptuarias condere, sed frustra. Nam omnia iura, quae absque ulla alterius iniuria violari possunt, ludibrio habentur, et tantum abest, ut hominum cupiditates et libidinem frenent, quin contra easdem intendant. Nam nitimur in vetitum semper, cupimusque negata. Nec unquam hominibus otiosis ingenium deest ad eludenda iura, quae instituuntur de rebus, quae absolute prohiberi nequeunt, ut sunt convivia, ludi, ornatus et alia huiusmodi, quorum tantummodo excessus malus et ex uniuscuiusque fortuna aestimandus est, ita ut lege nulla universali determinari queat.
[1] Ovide, Les Amours, III, 4 : « Je vis naguère un cheval indocile ; sa bouche ardente avait repoussé le frein ; il volait comme la foudre ; il s’arrêta tout à coup dès qu’il sentit les rênes flotter mollement sur son épaisse crinière. Nous convoitons toujours ce qui nous est défendu, et désirons ce qu’on nous refuse. »