TTP - Chap. XVIII - §§6-10 : Les dangers qui menacent l’État.
[6] Nous voyons par la très clairement :
1° combien il est pernicieux, tant pour la Religion que pour l’État, d’accorder aux ministres du culte le droit de décréter quoi que ce soit ou de traiter les affaires de l’État ; qu’au contraire la stabilité est beaucoup plus grande quand ils sont astreints à répondre seulement aux demandes qui leur sont faites et entre-temps à régler leur enseignement et le culte extérieur sur la tradition la mieux établie et la plus universellement acceptée.
2° Combien il est dangereux de rattacher aux règles du droit divin les questions d’ordre purement spéculatif et de fonder les lois sur des opinions, sujet au moins possible de constantes disputes entre les hommes ; l’exercice du pouvoir ne va pas sans la pire violence dans un État où l’on tient pour crimes les opinions qui sont du droit de l’individu auquel personne ne peut renoncer ; et même, dans un État de cette sorte c’est la furieuse passion populaire qui commande habituellement. Pilate, par complaisance pour la colère des Pharisiens, fit crucifier le Christ qu’il savait innocent. Pour dépouiller les plus riches de leurs dignités, les Pharisiens commencèrent d’inquiéter les gens au sujet de la Religion et d’accuser les Saducéens d’impiété ; à l’exemple des Pharisiens, les pires hypocrites, animés de la même rage, ont partout persécuté des hommes d’une probité insigne et d’une vertu éclatante, odieux par là même à la foule, en dénonçant leurs opinions comme abominables et en enflammant contre eux de colère la multitude féroce. Cette licence effrontée, parce qu’elle se couvre d’une apparence de religion, n’est pas facile à réprimer, surtout dans un pays où les détenteurs du pouvoir souverain ont introduit une secte dont la doctrine échappe à leur autorité, car alors ils ne sont plus tenus pour des interprètes du droit divin mais pour des membres d’une secte, c’est-à-dire des hommes qui reconnaissent comme interprètes du droit divin les docteurs de la secte ; l’autorité des magistrats a par suite peu de force auprès de la foule en ce qui concerne les actes qu’inspire le fanatisme religieux, l’autorité des docteurs en a beaucoup, et l’on croit que même les rois doivent se soumettre à leur interprétation. Pour éviter ces maux, on ne peut trouver de moyen plus sûr que de faire consister la piété et le culte de la Religion dans les œuvres seules, c’est-à-dire dans le seul exercice de la justice et de la charité, et, pour le reste de l’abandonner au libre jugement de chacun ; mais nous reviendrons plus longuement sur ce point.
3° Nous voyons combien il est nécessaire, tant pour l’État que pour la Religion, de reconnaître au souverain le droit de décider de ce qui est légitime et ce qui ne l’est pas. Si en effet ce droit de décider des actions n’a pu être accordé même aux Prophètes de Dieu, sans grand dommage pour l’État et la Religion, encore bien moins faut-il l’accorder à des hommes qui ne savent pas plus prédire l’avenir qu’ils ne peuvent faire de miracles. Je traiterai ce point explicitement dans le chapitre suivant.
4° Nous voyons enfin combien il est funeste pour un peuple qui n’est pas accoutumé à vivre sous des rois et qui a déjà des lois instituées, d’élire un monarque. Ni le peuple en effet ne pourra supporter un pouvoir aussi grand, ni l’autorité royale ne pourra souffrir des lois et des droits du peuple institués par un autre d’une autorité moindre que la sienne ; encore bien moins le roi pourra-t-il se faire à l’idée de défendre ces lois ; d’autant que, dans leur institution, aucun compte n’a pu être tenu de lui, mais seulement du peuple ou du conseil, qui pensait détenir le pouvoir : ainsi le roi, en maintenant les droits antiques du peuple, paraîtrait plutôt son esclave que son maître. Un monarque d’institution récente tentera donc de toutes ses forces d’établir des lois nouvelles, de réformer à son profit les droits existant dans l’État, et de réduire le peuple à une condition telle qu’il ne puisse reprendre aux rois leur dignité aussi facilement que la leur donner.
[7] Je ne puis cependant passer ici sous silence qu’il n’est pas moins périlleux d’ôter la vie à un Monarque, alors même qu’il est établi de toutes manières qu’il est un Tyran. Car le peuple, accoutumé à l’autorité royale et retenu par elle seule, en méprisera une moindre et se jouera d’elle ; par suite, si l’on ôte la vie à un Monarque, il sera nécessaire que le peuple, comme autrefois les Prophètes, en élise à sa place un autre qui nécessairement et malgré lui sera un Tyran. De quel œil en effet pourra-t-il voir des citoyens aux mains ensanglantées par le meurtre d’un roi, et se glorifiant d’un parricide comme d’une belle action qu’ils ne peuvent pas ne pas considérer comme un exemple pour lui ? Certes, s’il veut être un roi, s’il ne veut pas reconnaître le peuple comme son juge et son maître et s’il ne s’accommode pas d’un pouvoir précaire, il doit venger la mort du roi qui l’a précédé et opposer à cet exemple, dans son intérêt, un autre exemple de nature à décourager le peuple du renouvellement de son forfait. Or il ne pourra aisément venger la mort du tyran en envoyant à la mort des citoyens, s’il ne fait pas sienne en même temps la cause du tyran auquel il succède, n’approuve ses actes et en conséquence ne marche entièrement sur ses traces. Ainsi est-il arrivé que le peuple a bien pu changer de tyran, mais non jamais supprimer le tyran, ni changer un gouvernement monarchique en un autre d’une forme différente.
[8] De cette impossibilité le peuple anglais a donné un exemple fatal ; il a cherché des causes par lesquelles il pût, sous une apparence de droit, ôter la vie à un monarque ; après cette opération, il n’a pu moins faire que de changer la forme du gouvernement ; mais, après beaucoup de sang répandu, il en est venu à saluer d’un autre nom un nouveau Monarque (comme si toute la question était celle du nom donné au souverain) ; et ce nouveau Monarque n’avait d’autre moyen de durer que de détruire radicalement la race royale, de faire mourir les amis du roi ou ceux qui étaient suspects de l’être, de mettre fin par la guerre aux rumeurs que les loisirs de la paix eussent permis d’entendre, afin que la foule tout entière, occupée par de nouvelles pensées, fût divertie du meurtre du roi. Trop tard le peuple s’aperçut qu’il n’avait rien fait pour le salut de la patrie, sinon violer le droit du roi légitime et changer l’ordre existant en un pire. Il se décida donc, aussitôt que la liberté lui en fut donnée, à revenir sur ses pas et n’eut de cesse que tout n’eût été rétabli dans l’état ancien.
[9] Peut-être s’appuiera-t-on sur l’exemple du peuple romain pour objecter qu’un peuple peut facilement se débarrasser d’un Tyran ; je crois au contraire que cet exemple confirme entièrement notre manière de voir. Le peuple romain, en effet, put bien se débarrasser beaucoup plus aisément d’un tyran et changer la forme du gouvernement, parce que le droit d’élire le roi et son successeur appartenait au peuple même, et qu’il ne s’était pas accoutumé encore (formé comme il était de factieux et de fauteurs de scandales) à obéir aux rois, car sur six qu’il avait eus auparavant il en avait tué trois ; et cependant il ne fit rien qu’élire à la place d’un seul, plusieurs tyrans qui le maintinrent par la guerre à l’extérieur et à l’intérieur dans un état misérable de déchirement, jusqu’à ce qu’enfin le pouvoir revint à un monarque dont le nom seul fut changé, comme en Angleterre.
[10] Pour ce qui touche les États de Hollande, ils n’eurent jamais de rois, que je sache, mais des comtes auxquels à aucun moment ne fut transféré le droit de souveraineté. Ainsi que les Très Puissants États de Hollande eux-mêmes le font connaître dans un mémoire publié au temps du comte de Leicester, ils se sont toujours réservé l’autorité de rappeler les comtes à leur devoir et ont conservé le pouvoir nécessaire pour maintenir leur autorité et la liberté des citoyens, pour se venger du comte en cas qu’il se laissât entraîner à la tyrannie et pour le tenir de telle sorte qu’il lui fût impossible de rien faire sans la permission et l’approbation des États. Il suit de là que le droit de majesté suprême a toujours appartenu aux États et que le dernier comte tenta de l’usurper. Il s’en faut donc de beaucoup qu’ils lui aient fait défection, alors qu’au contraire ils ont restauré leur pouvoir ancien déjà presque perdu. Par ces exemples se trouve entièrement confirmé ce que nous avons dit : que chaque État doit conserver sa forme de gouvernement, qu’il ne peut changer sans être menacé de ruine totale. Telles sont les observations que j’ai cru qu’il valait la peine de faire.