TTP - chap.3 - §§1-3 : Définitions.



[1] La vraie félicité et la béatitude ne consistent pour chacun que dans la jouissance du bien et non dans cette gloire d’être le seul à en jouir, les autres en étant exclus ; s’estimer en possession d’une béatitude plus grande, en effet, parce qu’on est seul dans une condition bonne, les autres non, ou parce qu’on jouit d’une béatitude plus grande et qu’on a meilleure fortune que les autres, c’est ignorer la vraie félicité et la béatitude ; la joie qu’on éprouve à se croire supérieur, si elle n’est pas tout enfantine, ne peut naître que de l’envie et d’un mauvais cœur. Par exemple la vraie félicité et la béatitude d’un homme consistent dans la seule sagesse et la connaissance du vrai, nullement en ce qu’il serait plus sage que les autres, ou en ce que les autres seraient privés de sagesse, car cela n’augmente aucunement sa propre sagesse, c’est-à-dire sa vraie félicité. Qui donc se réjouit à ce propos, se réjouit du mal d’autrui, il est envieux et méchant, et ne connaît ni la vraie sagesse ni la tranquillité de la vie vraie. Quand donc l’Écriture dit, pour exhorter les Hébreux à l’obéissance à la loi, que Dieu les a élus entre les autres nations (voir Deut., chap. X, v. 15), qu’il est près d’eux et non des autres (Deut., chap. X, v. 4,7), qu’à eux seuls il a prescrit des lois justes (ibid., chap. X, v. 8), enfin qu’il a accordé à eux seuls le privilège de le connaître (ibid., v. 32), il se met en parlant à la portée des Hébreux qui, nous l’avons montré dans le chapitre précédent et au témoignage même de Moïse (Deut., chap. IX, vs. 6, 7), ne connaissaient pas la vraie béatitude ; ils n’eussent pas en effet été en possession d’une béatitude moindre si Dieu avait également appelé tous les hommes au salut ; Dieu ne leur eût pas été moins propice, encore qu’il eût accordé aux autres une assistance égale ; les lois n’eussent pas été moins justes, et eux-mêmes moins sages, quand elles auraient été prescrites à tous ; les miracles n’auraient pas moins montré la puissance de Dieu s’ils avaient été faits pour d’autres nations ; et enfin les Hébreux ne seraient pas moins tenus d’honorer Dieu, quand même Dieu aurait accordé tous ces dons à tous également. Pour ce que Dieu a dit à Salomon (voir Rois, I, chap. III, v.12) que personne après lui ne l’égalerait en sagesse, cela paraît être seulement une manière de parler pour signifier sa haute sagesse : quoi qu’il en soit, il ne faut pas du tout croire que Dieu ait promis à Salomon, pour sa plus grande félicité, qu’il n’accorderait à personne après lui une sagesse aussi grande ; car cela ne pouvait accroître en rien l’entendement de Salomon, et ce roi prudent n’eût pas eu moins de grâces à rendre à Dieu pour un si grand bienfait, alors même que Dieu lui aurait annoncé son intention de donner à tous une sagesse égale.

[2] Tout en disant que Moise dans les passages ci-dessus visés du Pentateuque s’est mis par son langage à la portée des Hébreux, nous ne voulons cependant pas nier que Dieu ait prescrit à eux seuls ces lois du Pentateuque, qu’à eux seulement il ait parlé et qu’enfin les Hébreux aient vu tant de choses faites pour étonner, comme il n’en est arrivé à aucune autre nation ; ce que nous prétendons, c’est que Moïse a voulu par un langage de cette sorte et usant surtout de telles raisons, instruire les Hébreux au culte de Dieu et les y mieux attacher par un moyen en rapport avec leur enfance d’esprit. Nous prétendons en outre montrer que les Hébreux n’ont pas excellé sur les autres nations par la science ni la piété, mais bien en autre chose ; ou (pour parler comme l’Écriture un langage à leur portée) que les Hébreux, en dépit des avertissements souvent reçus, n’ont pas été les élus de Dieu pour la vie vraie et les hautes spéculations, mais pour tout autre chose. Pour quelle chose, c’est ce que je montrerai en procédant par ordre.

[3] Avant de commencer toutefois, je veux expliquer ici en peu de mots ce que par la suite j’entendrai par gouvernement de Dieu, secours de Dieu externe et interne, par élection de Dieu et enfin par fortune. Par gouvernement de Dieu j’entends l’ordre fixe et immuable de la Nature autrement dit l’enchaînement des choses naturelles ; nous avons dit plus haut en effet et montré ailleurs que les lois universelles de la Nature suivant quoi tout se fait et tout est déterminé, ne sont pas autre chose que les décrets éternels de Dieu qui enveloppent toujours une vérité et une nécessité éternelles ; que nous disions donc que tout se fait suivant les lois de la Nature ou s’ordonne par le décret ou le gouvernement de Dieu, cela revient au même. En second lieu la puissance de toutes les choses naturelles n’étant autre chose que la puissance même de Dieu, par quoi tout se fait et tout est déterminé, il suit de là que tout ce dont l’homme, partie lui-même de la Nature, tire secours par son travail pour la conservation de son être, et tout ce qui lui est offert par la Nature sans exiger de travail de lui, lui est en réalité offert par la seule puissance divine, en tant qu’elle agit soit par la nature même de l’homme soit par des choses extérieures à la nature même de l’homme. Tout ce donc que la nature humaine peut produire par sa seule puissance pour la conservation de son être, nous pouvons l’appeler secours interne de Dieu, et secours externe tout ce que produit d’utile pour lui la puissance des choses extérieures. De là ressort aisément ce que l’on doit entendre par élection de Dieu ; nul en effet n’agissant que suivant l’ordre prédéterminé de la Nature, c’est-à-dire par le gouvernement et le décret éternel de Dieu, il suit de là que nul ne choisit sa manière de vivre et ne fait rien, sinon par une vocation singulière de Dieu qui a élu tel individu de préférence aux autres pour telle œuvre ou telle manière de vivre.

Par fortune enfin, je n’entends rien d’autre que le gouvernement de Dieu en tant qu’il gouverne les choses humaines par des causes extérieures et inattendues.