Traité politique, IV, §06
Il n’est pas douteux que les contrats ou les lois par quoi la multitude transfère son droit à un conseil ou à un homme [1], doivent être violés quand cette violation importe à l’intérêt commun. Mais ce n’est à aucun particulier qu’il appartient d’en juger, c’est-à-dire de décider s’il est de l’intérêt commun de violer les lois établies ou non. Celui-là seul qui détient le pouvoir public peut (par le § 3 de ce chapitre) en juger ; ainsi, suivant le droit civil, seul celui qui détient le pouvoir public peut interpréter les lois. A cela s’ajoute qu’aucun particulier n’a le droit d’agir en défenseur des lois ; par suite, en réalité les lois n’obligent pas celui qui détient le pouvoir. Que si cependant ces lois sont de telle nature qu’elles ne puissent être violées, sans que la Cité par cela même en soit affaiblie, c’est-à-dire que la crainte éprouvée en commun par le plus grand nombre des citoyens se transforme en indignation, par cela même la Cité est dissoute et la loi suspendue ; ce n’est donc plus conformément au droit civil mais en vertu du droit de la guerre qu’elle est défendue. Et ainsi le détenteur du pouvoir n’est tenu d’observer les conditions du contrat pour aucune autre raison, sinon celle qu’a l’homme à l’état de nature de se garder de devenir son propre ennemi, c’est-à-dire de se détruire lui-même, comme nous l’avons dit au paragraphe précédent.
Traduction Saisset :
Quant aux contrats ou aux lois par lesquelles la multitude transfère son droit propre aux mains d’une assemblée ou d’un homme , il n’est pas douteux qu’on ne doive les violer, quand il y va du salut commun ; mais dans quel cas le salut commun demande-t-il qu’on viole les lois ou qu’on les observe ? c’est une question que nul particulier n’a le droit de résoudre (par l’article 3 du présent chapitre) ; ce droit n’appartient qu’à celui qui tient le pouvoir et qui seul est l’interprète des lois. Ajoutez que nul particulier ne peut à bon droit revendiquer ces lois, d’où il suit qu’elles n’obligent pas celui qui tient le pouvoir. Que si, toutefois, elles sont d’une telle nature qu’on ne puisse les violer sans énerver du même coup la force de l’État, c’est-à-dire sans substituer l’indignation à la crainte dans le cœur de la plupart des citoyens, dès lors par le fait de leur violation l’État est dissous, le contrat cesse et le droit de la guerre remplace le droit civil. Ainsi donc, celui qui tient le pouvoir n’est tenu d’observer les conditions du contrat social qu’au même sens où un homme dans la condition naturelle, pour ne pas être son propre ennemi, est tenu de prendre garde à ne pas se donner la mort, ainsi que je l’ai expliqué dans l’article précédent.
Contractus seu leges, quibus multitudo ius suum in unum concilium vel hominem transferunt, non dubium est, quin violari debeant, quando communis salutis interest easdem violare. At iudicium de hac re, an scilicet communis salutis intersit, easdem violare, an secus, nemo privatus, sed is tantum, qui imperium tenet, iure ferre potest (per art. 3. huius cap.) ; ergo iure civili is solus, qui imperium tenet, earum legum interpres manet. Ad quod accedit, quod nullus privatus easdem iure vindicare possit, ;atque adeo eum, qui imperium tenet, revera non obligant. Quod si tamen eius naturae sint, ut violari nequeant, nisi simul civitatis robur debilitetur, hoc est, nisi simul plerorumque civium communis metus in indignationem vertatur, eo ipso civitas dissolvitur et contractus cessat, qui propterea non iure civili, sed iure belli vindicatur. Atque adeo is, qui imperium tenet, nulla etiam alia de causa huius contractus conditiones servare tenetur, quam homo in statu naturali, ne sibi hostis sit, tenetur cavere, ne se ipsum interficiat, ut in praeced. art. diximus.
[1] C’est ici le seul passage du Traité politique où Spinoza emploie le terme "contractatus". Dans le Traité théologico-politique, chap. 16, §5, Spinoza affirme que le corps politique est constitué par un "contrat". Dès le chap. 17, il montre cependant qu’une telle idée d’un "contrat social", si elle est utile dans la pratique, est cependant fausse : "jamais les hommes n’ont renoncé à leur droit et transféré leur puissance à un autre au point de ne plus être craints de ceux-là même qui avaient reçu droit et puissance". L’état social n’est donc rien d’autre que l’état "naturel" de l’homme : Traité politique, III, §03, EIV - Proposition 35 - scolie, Lettre 50 à Jarig Jelles. Au contraire pour Hobbes (Léviathan, chap. 17) comme pour Rousseau (Contrat social), Livre I, chap.6 et Livre I, chap.7, le contrat social signifie une rupture d’avec notre nature.