Traité politique, VI , 04
L’expérience paraît enseigner cependant que, dans l’intérêt de la paix et de la concorde, il convient que tout le pouvoir appartienne à un seul. Nul État en effet n’est demeuré aussi longtemps sans aucun changement notable que celui des Turcs et en revanche nulles cités n’ont été moins durables que les Cités populaires ou démocratiques, et il n’en est pas où se soient élevées plus de séditions. Mais si la paix doit porter le nom de servitude, de barbarie et de solitude, il n’est rien pour les hommes de si lamentable que la paix. Entre les parents et les enfants il y a certes plus de querelles et des discussions plus âpres qu’entre maîtres et esclaves, et cependant il n’est pas de l’intérêt de la famille ni de son gouvernement que l’autorité paternelle se change en une domination et que les enfants soient tels que des esclaves. C’est donc la servitude, non la paix, qui demande que tout le pouvoir soit aux mains d’un seul : ainsi que nous l’avons déjà dit, la paix ne consiste pas dans l’absence de guerre, mais dans l’union des âmes, c’est-à-dire dans la concorde [1].
Traduction Saisset :
D’un autre côté, l’expérience parait enseigner qu’il importe à la paix et à la concorde que tout le pouvoir soit confié à un seul. Aucun gouvernement en effet n’est demeuré aussi longtemps que celui des Turcs sans aucun changement notable, et au contraire il n’y en a pas de plus changeants que les gouvernements populaires ou démocratiques, ni de plus souvent troublés par les séditions. Il est vrai ; mais si l’on donne le nom de paix à l’esclavage, à la barbarie et à la solitude, rien alors de plus malheureux pour les hommes que la paix. Assurément les discordes entre parents et enfants sont plus nombreuses et plus acerbes qu’entre maîtres et esclaves ; et cependant il n’est pas d’une bonne économie sociale que le droit paternel soit changé en droit de propriété et que les enfants soient traités en esclaves. C’est donc en vue de la servitude et non de la paix qu’il importe de concentrer tout le pouvoir aux mains d’un seul ; car la paix, comme il a été dit, ne consiste pas dans l’absence de la guerre, mais dans l’union des cœurs.
At experientia contra docere videtur, pacis et concordiae interesse, ut omnis potestas ad unum conferatur. Nam nullum imperium tamdiu absque ulla notabili mutatione stetit, quam Turcarum, et contra nulla minus diuturna, quam popularia, seu democratica fuerunt, nec ulla, ubi tot seditiones moverentur. Sed si servitium, barbaries et solitudo pax appellanda sit, nihil hominibus pace miserius. Plures sane et acerbiores contentiones inter parentes et liberos, quam inter dominos et servos moveri solent, nec tamen oeconomiae interest, ius paternum in dominium mutare, et liberos perinde ac servos habere. Servitutis igitur, non pacis, interest, omnem potestatem ad unum transferre. Nam pax, ut iam diximus, non in belli privatione, sed in animorum unione sive concordia consistit.
[1] Voyez Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, Livre II, II.