Traité politique, VI , 03
Si la nature humaine était disposée de telle façon que le plus grand désir des hommes se portât sur ce qui leur est le plus utile, il n’y aurait besoin d’aucun art pour maintenir la concorde et la fidélité, Mais comme il est certain que les dispositions de la nature humaine sont tout autres, l’État doit être réglé de telle sorte que tous, aussi bien ceux qui gouvernent que ceux qui sont gouvernés, fassent de bon ou de mauvais gré ce qui importe au salut commun, c’est-à-dire que tous, de leur propre volonté ou par force ou par nécessité, soient contraints de vivre selon les préceptes de la raison. Il en sera ainsi quand les affaires de l’État seront ordonnées de telle façon que rien de ce qui concerne le salut commun ne soit abandonné absolument à la foi d’un seul. Nul en effet n’est si vigilant qu’il ne s’endorme quelquefois, et nul n’a jamais eu l’esprit si puissant et si ferme, d’une trempe telle, qu’il n’ait été parfois brisé et n’ait souffert une défaite alors que l’on avait le plus besoin de force d’âme. Et il est insensé, certes, d’exiger d’un autre ce que nul ne peut obtenir de lui-même, c’est-à-dire qu’il veille au salut d’autrui plus qu’au sien propre, qu’il ne soit ni avide, ni envieux, ni ambitieux, etc., alors surtout qu’il est en proie quotidiennement aux sollicitations de la sensibilité.
Traduction Saisset :
Si la nature humaine était ainsi faite que les hommes désirassent par-dessus tout ce qui leur est par-dessus tout utile, il n’y aurait besoin d’aucun art pour établir la concorde et la bonne foi. Mais comme les choses ne vont pas de la sorte, il faut constituer l’État de telle façon que tous, gouvernants et gouvernés, fassent, bon gré, mal gré, ce qui importe au salut commun, c’est-à-dire que tous, soit spontanément, soit par force et par nécessité, soient forcés de vivre selon les prescriptions de la raison, et il en arrivera ainsi, quand les choses seront organisées de telle façon que rien de ce qui intéresse le salut commun ne soit exclusivement confié à la bonne foi d’aucun individu. Nul individu en effet n’est tellement vigilant qu’il ne lui arrive pas une fois de sommeiller, et jamais homme ne posséda une âme assez puissante et assez entière pour ne se laisser entamer et vaincre dans aucune occasion, dans celle-là surtout où il faut déployer une force d’âme extraordinaire. Et certes il y a de la sottise à exiger d’autrui ce que nul ne peut obtenir de soi et à demander à un homme qu’il songe aux autres plutôt qu’à lui-même, qu’il ne soit ni avare, ni envieux, ni ambitieux, etc., quand cet homme est justement exposé tous les jours aux excitations les plus fortes de la passion.
Quod si cum humana natura ita comparatum esset, ut homines id, quod maxime utile est, maxime cuperent, nulla esset opus arte ad concordiam et fidem. Sed quia longe aliter cum natura humana constitutum esse constat, imperium necessario ita instituendum est, ut omnes, tam qui regunt, quam qui reguntur, velint nolint, id tamen agant, quod communis salutis interest, hoc est, ut omnes sponte vel vi vel necessitate coacti sint ex rationis praescripto vivere ; quod fit, si imperii res ita ordinentur, ut nihil, quod ad communem salutem spectat, ullius fidei absolute committatur. Nemo enim tam vigilans est, qui aliquando non dormitet, et nemo tam potenti tamque integro animo fuit, qui aliquando, et praesertim quando maxime animi fortitudine opus est, non frangeretur ac pateretur vinci. Et sane stultitia est ab alio id exigere, quod nemo a se ipso impetrare potest, nempe, ut alteri potius, quam sibi vigilet, ut avarus non sit, neque invidus, neque ambitiosus, etc., praesertim is, qui omnium affectuum incitamenta maxima quotidie habet.