Traité politique, VII, §27



Peut-être cet écrit sera accueilli par le rire de ceux qui restreignent à la plèbe seule les vices inhérents à tous les mortels : dans la plèbe point de mesure ; elle est redoutable si elle ne tremble pas [1] ; la plèbe est une humble esclave ou une dominatrice superbe ; il n’y a pas pour elle de vérité, elle est incapable de jugement, etc. La nature, dis-je, est la même pour tous et commune à tous. Mais nous nous laissons tromper par la puissance et le raffinement ; de là cette conséquence que deux hommes agissant de même manière, nous disons souvent que cela était permis à l’un, défendu à l’autre : les actes ne sont pas dissemblables, mais les agents le sont. La superbe est naturelle à l’homme. Une désignation d’un an suffit à enorgueillir les hommes, qu’en sera-t-il des nobles qui prétendent à des honneurs perpétuels ? Mais leur arrogance se pare de faste, de luxe, de prodigalité, d’un certain concours de vices, d’une sorte de déraison savante et d’une élégante immoralité, si bien que des vices qui, considérés séparément, apparaissent dans toute leur hideur et leur ignominie, semblent aux gens ignorants et de peu de jugement avoir un certain éclat. C’est dans le vulgaire en général qu’il n’y a pas de mesure ; il est redoutable quand il ne tremble pas ; l’esclavage et la liberté font difficilement bon ménage. Il n’est pas étonnant enfin que, pour la plèbe, il n’y ait pas de vérité et qu’elle soit sans jugement alors que les plus grandes affaires de l’État sont traitées en dehors d’elle et qu’elle n’a aucun moyen d’en rien savoir, quelques indices mis à part qu’il est impossible de dissimuler. C’est chose rare en effet que de savoir suspendre son jugement. Vouloir donc traiter toutes les affaires à l’insu des citoyens et demander en même temps qu’ils ne portent pas sur elle des jugements faux, qu’ils n’interprètent pas de travers les événements, c’est folie pure. Si la plèbe était capable de se modérer, de suspendre son jugement sur les choses qu’elle connaît trop peu, et de juger droitement sur les indices peu nombreux qu’elle possède, elle mériterait de gouverner plutôt que d’être gouvernée. Mais, nous l’avons dit, la nature est partout la même. C’est tous les hommes qu’enorgueillit la domination, qui sont redoutables quand ils ne tremblent pas ; partout la vérité est déformée par ceux qui sont irrités ou coupables, surtout quand le pouvoir appartient à un seul ou à un petit nombre, et que dans les procès on a égard non au droit ni au vrai, mais à la grandeur des richesses.


Traduction Saisset :

Ces vues seront peut-être accueillies avec un sourire de dédain par ceux qui restreignent à la plèbe les vices qui se rencontrent chez tous les hommes. On m’opposera ces adages anciens : que le vulgaire est incapable de modération, qu’il devient terrible dès qu’il cesse de craindre, que la plèbe ne sait que servir avec bassesse ou dominer avec insolence, qu’elle est étrangère à la vérité, qu’elle manque de jugement, etc. Je réponds que tous les hommes ont une seule et même nature. Ce qui nous trompe à ce sujet, c’est la puissance et le degré de culture. Aussi arrive-t-il que lorsque deux individus font la même action, nous disons souvent : il est permis à celui-ci et défendu à celui-là d’agir de la sorte impunément ; la différence n’est pas dans l’action, mais dans ceux qui l’accomplissent. La superbe est le propre des dominateurs. Les hommes s’enorgueillissent d’une distinction accordée pour un an ; quel doit être l’orgueil des nobles qui visent à des honneurs éternels ! Mais leur arrogance est revêtue de faste, de luxe, de prodigalité, de vices qui forment un certain accord ; elle se pare d’une sorte d’ignorance savante et d’élégante turpitude, si bien que des vices qui sont honteux et laids, quand on les regarde en particulier, deviennent chez eux bienséants et honorables au jugement des ignorants et des sots. Que le vulgaire soit incapable de modération, qu’il devienne terrible dès qu’il cesse d’avoir peur, j’en conviens ; car il n’est pas facile de mêler ensemble la servitude et la liberté. Et enfin ce n’est pas une chose surprenante que le vulgaire reste étranger à la vérité et qu’il manque de jugement, puisque les principales affaires de l’État se font à son insu, et qu’il est réduit à des conjectures sur le petit nombre de celles qu’on ne peut lui cacher entièrement. Aussi bien suspendre son jugement est une vertu rare. Vouloir donc faire toutes choses à l’insu des citoyens, et ne vouloir pas qu’ils en portent de faux jugements et qu’ils interprètent tout en mal, c’est le comble de la sottise. Si la plèbe, en effet, pouvait se modérer, si elle était capable de suspendre son jugement sur ce qu’elle connaît peu et d’apprécier sainement une affaire sur un petit nombre d’éléments connus, la plèbe alors serait faite pour gouverner et non pour être gouvernée. Mais, comme nous l’avons dit, la nature est la même chez tous les hommes, tous s’enorgueillissent par la domination ; tous deviennent terribles, dès qu’ils cessent d’avoir peur, et partout la vérité vient se briser contre des cœurs rebelles ou timides, là surtout où le pouvoir étant entre les mains d’un seul ou d’un petit nombre, on ne vise qu’à entasser de grandes richesses au lieu de se proposer pour but la vérité et le droit.


Atque haec, quae scripsimus, risu forsan excipientur ab iis, qui vitia, quae omnibus mortalibus insunt, ad solam plebem restringunt ; nempe quod in vulgo nihil modicum terrere, ni paveant, et quod plebs aut humiliter servit aut superbe dominatur, nec ei veritas aut iudicium etc. At natura una et communis omnium est. Sed potentia et cultu decipimur. Unde est, ut duo cum idem faciunt, saepe dicamus : hoc licet impune facere huic, illi non licet ; non quod dissimilis res sit, sed qui facit. Dominantibus propria est superbia. Superbiunt homines annua designatione : quid nobiles, qui honores in aeternum agitant ! Sed eorum arrogantia fastu, luxu, prodigalitate certoque vitiorum concentu et docta quadam insipientia et turpitudinis elegantia adornatur, ita ut vitia, quorum singula seorsim spectata, quia tum maxime eminent, foeda et turpia sunt, honesta et decora imperitis et ignaris videantur. Nihil praeterea in vulgo modicum terrere, nisi paveant ; nam libertas, et servitium haud facile miscentur. Denique quod plebi nulla veritas neque iudicium sit, mirum non est, quando praecipua imperii negotia clam ipsa agitantur, et non nisi ex paucis, quae celari nequeunt, coniecturam facit. Iudicium enim suspendere rara est virtus. Velle igitur clam civibus omnia agere, et ne de iisdem prava iudicia ferant, neque ut res omnes sinistre interpretentur, summa est inscitia. Nam si plebs sese temperare, et de rebus parum cognitis iudicium suspendere, vel ex paucis praecognitis recte de rebus iudicare posset, dignior sane esset, ut regeret, quam ut regeretur. Sed, uti diximus, natura omnibus eadem est. Superbiunt omnes dominatione, terrent, nisi paveant, et ubique veritas plerumque infringitur ab infensis, vel obnoxiis ; praesertim ubi unus vel pauci dominantur, qui non ius aut verum in cognitionibus, sed magnitudinem opum spectant.

[1Voyez Tacite, Annales, I,XXIX : « Drusus, au lever du jour, convoque les soldats, et, avec une dignité naturelle qui lui tenait lieu d’éloquence, il condamne le passé, loue le présent ; déclare "qu’il est inaccessible à la terreur et aux menaces ; que, s’il les voit soumis, s’il entend de leur bouche des paroles suppliantes, il écrira à son père d’accueillir avec bonté les prières des légions." Sur leur demande, le fils de Blésus est envoyé une seconde fois vers Tibère avec L. Apronius, chevalier romain de la suite de Drusus, et Justus Catonius, centurion primipilaire. Les avis furent ensuite partagés : les uns voulaient qu’on attendît le retour de ces députés, et que dans l’intervalle on achevât de ramener le soldat par la douceur. D’autres penchaient pour les remèdes violents, soutenant "que la multitude était toujours extrême ; terrible, si elle ne tremble, et une fois qu’elle a peur, se laissant impunément braver ; qu’il fallait ajouter aux terreurs de la superstition la crainte du pouvoir, en faisant justice des chefs de la révolte." Drusus était naturellement enclin à la rigueur : il mande Vibulénus et Percennius, et ordonne qu’on les tue. La plupart disent que leurs corps furent enfouis dans la tente du général, plusieurs qu’on les jeta hors du camp, en spectacle aux autres. »