Traité politique, VII, §30



Bien que nul État que je sache n’ait eu les institutions exposées ci-dessus, nous pourrions cependant montrer même par l’expérience que cette forme de la monarchie est la meilleure, si nous voulons considérer les causes qui ont assuré la conservation d’un État non barbare et ont amené sa chute. Mais cela, je ne pourrais le faire sans infliger un grand ennui au lecteur. Je citerai donc un seul exemple digne à mon sens de mémoire : l’État des Aragonnais, qui furent très fidèles à leur roi et ont maintenu sans violation les institutions du royaume [1]. Après qu’ils se furent libérés du joug des Maures, ils décidèrent d’élire un roi ; toutefois n’étant pas d’accord entre eux sur les conditions à établir, ils résolurent de consulter à ce sujet le Souverain pontife romain [2]. Ce dernier, jouant dans cette affaire le rôle de vicaire du Christ, leur reprocha de vouloir obstinément un roi sans avoir égard à l’exemple des Hébreux. Si cependant ils refusaient de changer d’avis, il leur conseilla de ne pas élire de roi avant d’avoir établi des règles justes en accord avec le caractère de la race, et en premier lieu de créer un conseil suprême qui pût s’opposer au roi comme les Éphores à Sparte, et eût le droit absolu de régler les litiges pouvant éclater entre le roi et les citoyens. Ils suivirent ce conseil, instituèrent les lois qui leur parurent les plus justes, et dont l’interprète suprême n’était pas le roi, mais le conseil dit des Dix-sept, dont le président porte le nom de Justizia. Ce président Justizia donc, et les dix-sept nommés à vie non par des suffrages mais par le sort, eurent le droit absolu d’évoquer et de casser toutes les sentences rendues contre un citoyen quelconque par d’autres conseils civils et ecclésiastiques, ou par le roi lui-même, si bien que tout citoyen pouvait appeler le roi devant ce tribunal. Les Aragonnais avaient en outre autrefois le droit d’élire leur roi et de le déposer. Mais après bien des années le roi Don Pedro, dit Poignard, par ses intrigues, ses largesses, ses promesses et tout genre de services, obtint enfin que ce droit fût aboli (sitôt qu’il l’eut obtenu il s’amputa, ou, ce qui me paraît plus probable, se blessa la main avec un poignard, disant qu’il n’était pas permis aux sujets d’élire un roi sans verser le sang royal). A cette condition cependant : les citoyens pourraient en tout temps prendre les armes contre quiconque voudrait par la violence usurper le pouvoir à leur détriment, contre le roi lui-même et le prince héritier, s’ils tentaient pareille usurpation. Stipulant cette condition, on peut dire qu’ils ont moins aboli que corrigé le droit antérieur. Car nous l’avons montré aux §§ 5 et 6 du chapitre IV, c’est par le droit de guerre, non par le droit civil que le roi peut être privé de son pouvoir ; à sa violence les sujets ne peuvent résister que par la violence. D’autres conditions encore, outre celle-là, furent stipulées. Forts de ces règles instituées d’un commun consentement, ils n’eurent à souffrir pendant un temps incroyable aucune violation et la fidélité des sujets au roi, comme celle du roi aux sujets, ne se démentit jamais. Mais quand Ferdinand, le premier qui fut appelé roi catholique, fut devenu héritier du royaume de Castille, cette liberté des Aragonnais fut vue de très mauvais oeil par les Castillans, qui ne cessaient de demander à Ferdinand d’abolir ces droits. Mais lui, qui n’était pas encore habitué au pouvoir absolu, n’osa rien tenter et répondit aux conseillers : Outre que j’ai accepté de régner sur les Aragonnais à des conditions que je connaissais, et que j’ai, par les serments les plus solennels, promis de maintenir, et outre qu’il est indigne d’un homme de rompre la foi jurée, j’ai cette idée que ma royauté sera stable aussi longtemps que le roi et les sujets jouiront d’une égale sécurité et qu’il y aura équilibre entre le roi et les sujets. Si l’une des deux parties, au contraire, devient plus puissante, l’autre, devenue plus faible, non seulement ne pourra pas recouvrer l’égalité, mais elle s’efforcera de rendre à l’autre partie le mal souffert, et il s’ensuivrait la ruine de l’une des deux ou des deux à la fois. Je ne saurais assez admirer ces paroles si elles avaient été dites par un roi habitué à régner sur des esclaves, non sur des hommes libres. Les Aragonnais conservèrent donc leurs libertés après Ferdinand, non plus en vertu d’un droit, mais par la grâce de rois puissants jusqu’à Philippe II. Ce dernier les opprima, avec plus de bonheur à la vérité, mais autant de cruauté que les Provinces-Unies. Et bien que Philippe III ait paru rétablir l’ancien ordre, les Aragonnais, la plupart soumis aux puissants par cupidité (il y a folie à opposer la chair nue à l’éperon), les autres terrorisés, n’ont rien gardé que de vaines formules de liberté et d’illusoires cérémonies.


Traduction Saisset :

Enfin, bien qu’aucun État, à ma connaissance, n’ait été institué avec les conditions que je viens de dire, je pourrais cependant invoquer aussi l’expérience et établir par des faits qu’à considérer les causes qui conservent un État civilisé et celles qui le détruisent, la forme de gouvernement monarchique décrite plus haut est la meilleure qui se puisse concevoir. Mais je craindrais, en développant cette preuve expérimentale, de causer un grand ennui au lecteur. Je ne veux pas du moins passer sous silence un exemple qui me paraît digne de mémoire ; c’est celui de ces Aragonais, qui, pleins d’une fidélité singulière envers leurs rois, surent avec une égale constance conserver intactes leurs institutions nationales. Quand ils eurent secoué le joug des Maures, ils résolurent de se choisir un roi. Mais ne se trouvant pas d’accord sur les conditions de ce choix, ils résolurent de consulter le souverain Pontife romain. Celui-ci, se montrant en cette occasion un véritable vicaire du Christ, les gourmanda de profiter si peu de l’exemple des Hébreux et de s’obstiner si fort à demander un roi ; puis il leur conseilla, au cas où ils ne changeraient pas de résolution, de n’élire un roi qu’après avoir préalablement établi des institutions équitables et bien appropriées au caractère de la nation, mais surtout il leur recommanda de créer un conseil suprême pour servir de contre-poids à la royauté (comme étaient les éphores à Lacédémone) et pour vider souverainement les différends qui s’élèveraient entre le Roi et les citoyens. Les Aragonais, se conformant à l’avis du Pontife, instituèrent les lois qui leur parurent les plus équitables et leur donnèrent pour interprète, c’est-à-dire pour juge suprême, non pas le Roi, mais un conseil appelé Conseil des Dix-sept, dont le président porte le nom de Justice. Ainsi donc c’est Justice et les Dix-sept, élus à vie non par voie de suffrage, mais par le sort, qui ont le droit absolu de révoquer ou de casser tous les arrêts rendus contre un citoyen quel qu’il soit par les autres conseils, tant politiques qu’ecclésiastiques, et même par le Roi, de sorte que tout citoyen aurait le droit de citer le Roi lui-même devant ce tribunal. Les Dix-sept eurent, en outre, autrefois le droit d’élire le Roi et le droit de le déposer ; mais après de longues années, le roi don Pèdre, surnommé Poignard, à force d’intrigues, de largesses, de promesses et de toutes sortes de faveurs, parvint enfin à faire abolir ce droit (on dit qu’aussitôt après avoir obtenu ce qu’il demandait, il se coupa la main avec son poignard en présence de la foule, ou du moins, ce que j’ai moins de peine à croire, qu’il se blessa la main en disant qu’il fallait que le sang royal coulât pour que des sujets eussent le droit d’élire le Roi). Les Aragonais toutefois ne cédèrent pas sans condition : ils se réservèrent le droit de prendre les armes contre toute violence de quiconque voudrait s’emparer du pouvoir à leur dam, même contre le Roi et contre le prince héritier présomptif de la couronne, s’il faisait un usage pernicieux de l’autorité. Certes, par cette condition ils abolirent moins le droit antérieur qu’ils ne le corrigèrent ; car, comme nous l’avons montré aux articles 5 et 6 du chapitre IV, ce n’est pas au nom du droit civil, mais au nom du droit de la guerre que le roi peut être privé du pouvoir et que les sujets ont le droit de repousser la force par la force. Outre les conditions que je viens d’indiquer, les Aragonais en stipulèrent d’autres qui n’ont point de rapport à notre sujet. Toutes ces institutions établies du consentement de tous se maintinrent pendant un espace de temps incroyable, toujours observées avec une fidélité réciproque par les rois envers les sujets et par les sujets envers les rois. Mais après que le trône eut passé par héritage à Ferdinand de Castille, qui prit le premier le nom de roi catholique, cette liberté des Aragonais commença d’être odieuse aux Castillans qui ne cessèrent de presser Ferdinand de l’abolir. Mais lui, encore mal accoutumé au pouvoir absolu et n’osant rien tenter, leur fit cette réponse : J’ai reçu le royaume d’Aragon aux conditions que vous savez, en jurant de les observer religieusement, et il est contraire à l’humanité de violer la parole donnée ; mais, outre cela, je me suis mis dans l’esprit que mon trône ne serait stable qu’autant qu’il y aurait sécurité égale pour le Roi et pour ses sujets, de telle sorte que ni le Roi ne fût prépondérant par rapport aux sujets, ni les sujets par rapport au Roi ; car si l’une de ces deux parties de l’État devient plus puissante, la plus faible ne manquera pas non-seulement de faire effort pour recouvrer l’ancienne égalité, mais encore, par ressentiment du dommage subi, de se retourner contre l’autre, d’où résultera la ruine de l’une ou de l’autre, et peut-être celle de toutes les deux. Sages paroles, et dont je ne pourrais m’étonner assez, si elles avaient été prononcées par un roi accoutumé à commander à des esclaves et non pas à des hommes libres. Après Ferdinand, les Aragonais conservèrent leur liberté, non plus, il est vrai, en vertu du droit, mais par le bon plaisir de rois plus puissants, jusqu’à Philippe II qui les opprima non moins cruellement et avec plus de succès que les Provinces-Unies. Et bien qu’il semble que Philippe III ait rétabli toutes choses dans leur premier état, la vérité est que les Aragonais, le plus grand nombre par complaisance pour le pouvoir (car, comme dit le proverbe, c’est une folie de ruer contre l’éperon), les autres par crainte, ne conservèrent plus de la liberté que des mots spécieux et de vains usages.


Denique quamvis nullum, quod sciam, imperium his omnibus, quas diximus, conditionibus institutum fuerit, poterimus tamen ipsa etiam experientia ostendere, hanc monarchici imperii formam optimam esse, si causas conservationis cuiuscumque imperii non barbari et eiusdem eversionis considerare velimus. Sed hoc non sine magno lectoris taedio hic facere possem. Attamen unum exemplum, quod memoria dignum videtur, silentio praeterire nolo ; nempe Aragonensium imperium, qui singulari erga suos reges fide affecti et pari constantia regni instituta inviolata servaverunt. Nam hi simulatque servile Maurorum iugum a cervicibus deiecerant, regem sibi eligere statuerunt ; quibus autem conditionibus, non satis inter eosdem conveniebat, et hac de causa summum pontificem Romanum de ea re consulere constituerunt. Hic Christi profecto vicarium hac in re se gerens, eos castigavit, quod non satis Hebraeorum exemplo moniti regem adeo obfirmato animo petere voluerint ; sed si sententiam mutare nollent, suasit, ne regem eligerent, nisi institutis prius ritibus satis aequis et ingenio gentis consentaneis, et apprime ut supremum aliquod concilium crearent, quod regibus, ut Lacedaemoniorum ephori, opponeretur, et ius absolutum haberet lites dirimendi, quae inter regem et cives orirentur. Hoc igitur consilium sequuti iura, quae ipsis omnium aequissima visa sunt, instituerunt, quorum summus interpres, et consequenter supremus iudex non rex, sed concilium esset, quod septendecim vocant, et cuius praeses Iustitia appellatur. Hic igitur Iustitia et hi septendecim nullis suffragiis, sed sorte ad vitam electi, ius absolutum habent omnes sententias in civem quemcumque ab aliis conciliis tam politicis, quam ecclesiasticis, vel ab ipso rege latas revocandi et damnandi, ita ut quilibet civis ius haberet ipsum etiam regem coram hoc iudicio vocandi. Praeterea olim ius etiam habuerunt regem eligendi et potestate privandi. Sed multis post elapsis annis rex Don Pedro, qui dicitur Pugio, ambiendo, largiendo, pollicitando omniumque officiorum genere tandem effecit, ut hoc ius rescinderetur (quod simulac obtinuit, manum pugione coram omnibus amputavit, vel, quod facilius crediderim, laesit, addens, non sine sanguinis regii impendio licere subditis regem eligere), ea tamen conditione : ut potuerint et possint arma capere contra vim quamcumque, qua aliquis imperium ingredi in ipsorum damnum velit, imo contra ipsum regem et principem futurum heredem, si hoc modo (imperium) ingrediatur. Qua sane conditione praecedens illud ius non tam aboleverunt, quam correxerunt. Nam ut art. 5. et 6. cap. 4. ostendimus, rex non iure civili, sed iure belli dominandi potentia privari potest, vel ipsius vim vi solummodo repellere subditis licet. Praeter hanc alias stipulati sunt conditiones, quae ad nostrum scopum non faciunt. Hi ritus ex omnium sententia instructi incredibili temporis spatio inviolati manserunt, pari semper fide regum erga subditos ac subditorum erga regem. Sed postquam regnum Castellae Ferdinando, qui omnium primus Catholicus nuncupatus fuit, hereditate cessit, incepit haec Arragonensium libertas Castellanis esse invisa, qui propterea ipsum Ferdinandum suadere non cessabant, ut iura illa rescinderet. At ille nondum imperio absoluto assuetus, nihil tentare ausus, consiliariis haec respondit : praeterquam quod Arragonensium regnum iis, quas noverant, conditionibus acceperit, quodque easdem servare sanctissime iuraverit, et praeterquam quod inhumanum sit fidem datam solvere, se in animum induxisse, suum regnum stabile fore, quamdiu securitatis ratio non maior regi, quam subditis esset, ita ut nec rex subditis, nec contra subditi regi praeponderarent ; nam si alterutra pars potentior evadat, pars debilior non tantum pristinam aequalitatem recuperare, sed dolore accepti damni in alteram contra referre conabitur, unde vel alterutrius, vel utriusque ruina sequeretur. Quae sane sapientia verba non satis mirari possem, si prolata fuissent a rege, qui servis, non liberis hominibus imperare consuevisset. Retinuerunt igitur Arragonenses post Ferdinandum libertatem, non iam iure, sed regum potentiorum gratia usque ad Philippum secundum, qui eosdem feliciori quidem fato, sed non minori saevitia, quam Confoederatorum Provincias oppressit. Et quamvis Philippus tertius omnia in integrum restituisse videatur, Arragonenses tamen, quorum plerique cupidine potentioribus assentandi (nam inscitia est contra stimulos calces mittere), et reliqui metu territi, nihil praeter libertatis speciosa vocabula et inanes ritus retinuerunt.

[1Voyez Perez, Relaciones, Paris, 1598, pp.90 et suiv.

[2Grégoire VII.