Lettre 14 - Oldenburg à Spinoza (31 juillet 1663)



à Monsieur B. de Spinoza

Henri Oldenburg.

Monsieur et très excellent ami,

C’est à mes yeux un véritable bonheur que la reprise de notre commerce épistolaire. Sachez donc que j’ai reçu avec une grande joie votre lettre du 17/27 juillet et cela à double titre, parce qu’elle m’attestait votre santé et parce qu’elle m’assurait de la constance de votre amitié envers moi. Pour comble vous m’y annonciez l’envoi à l’impression de la première partie et de la deuxième des Principes de Descartes, démontrés suivant la méthode des géomètres, et vous m’en offrez libéralement un exemplaire ou deux. J’accepte le don d’une âme charmée, et je vous prie de vouloir bien remettre ce Traité encore sous presse à M. Pierre Serrarius qui habite Amsterdam. Je lui ai demandé, en effet, de recevoir le livre et de me l’expédier par un ami devant passer la mer.

Permettez-moi de vous exprimer en outre mon regret de ce que vous renonciez à la publication d’écrits que vous reconnaissez comme vôtres, surtout dans un État où l’on est si libre de penser comme on veut et de dire sa pensée. je voudrais vous voir affranchi de semblables inquiétudes, étant donné surtout que vous pouvez taire votre nom et vous mettre ainsi à l’abri de tout risque.

M. Boyle est en voyage en ce moment ; dès son retour, je lui communiquerai cette partie de votre très savante lettre qui le concerne et je vous transmettrai son opinion sur vos idées sitôt que j’en serai instruit. Vous avez déjà vu, je pense, son « Chimiste sceptique » qui, publié il y a déjà longtemps en latin, a été répandu à l’étranger. Il contient beaucoup de thèses se rapportant à la chimie et à la physique et soumet à un examen sévère les principes hypostatiques, ainsi qu’on les appelle, des Spagyriques.

Il a publié naguère un autre petit livre qui, peut-être, n’est pas encore parvenu à vos librairies et que pour cette raison je vous envoie en vous priant de faire bon accueil à ce présent. Ce livre contient la défense de la force élastique de l’air, contre un certain François Linus qui veut expliquer les phénomènes décrits dans les Essais physico-mécaniques de M. Boyle, par un lien contraire à l’entendement et à toutes les données des sens. Lisez et examinez ce petit livre ; après, vous me direz ce que vous en pensez.

Notre Société royale poursuit son dessein avec zèle dans la mesure de ses forces ; elle se renferme dans les bornes de l’expérience et de l’observation, interdit tout ce qui peut être cause de discussion.

Une expérience remarquable a été faite naguère qui cause beaucoup de tourment aux partisans du vide, et en revanche donne beaucoup de satisfaction aux partisans du plein. Voici en quoi elle consiste. Un flacon de verre A entièrement rempli d’eau est renversé dans un vase de verre B contenant également de l’eau. Le tout est placé sous la cloche de la nouvelle machine pneumatique de M. Boyle, et l’on y fait le vide.

On voit bientôt des bulles d’air monter en quantité dans le flacon et en chasser l’eau qui descend dans le vase B. Les deux vaisseaux sont laissés en cet état pendant un jour ou deux, en donnant fréquemment des coups de pompe pour retirer l’air qui se trouverait sous la cloche. On les enlève ensuite de la cloche et le flacon A rempli de cette eau privée d’air est de nouveau renversé dans le vase B, après quoi on place la cloche sur le tout et l’on fait à nouveau le vide en pompant. On aperçoit une bulle montant par le col du ballon A, et parvenant jusqu’en haut, puis, quand on donne une série de coups de pompe, cette bulle s’élargit et de nouveau refoule toute l’eau du flacon. On recommence alors, on enlève la cloche, on remplit jusqu’au bord le flacon d’eau privée d’air, on le renverse comme précédemment, puis on replace la cloche. Quand alors on aura fait le vide sous la cloche l’eau demeurera comme suspendue dans le flacon et n’en descendra pas. Dans cette expérience la cause qui, suivant Boyle, fait que l’eau reste en suspension dans l’expérience de Torricelli (à savoir la pression de l’air sur l’eau contenue dans le vase B) paraît entièrement supprimée, et cependant l’eau ne descend pas dans ce flacon.

Je ne puis clore ma lettre sans insister à nouveau pour la publication de vos recherches, et je ne cesserai pas de vous y exhorter avant d’avoir obtenu satisfaction. En attendant, si vous voulez bien me communiquer les principales d’entre ces méditations, quelle ne serait pas ma gratitude et combien je vous en aurai d’obligation ! Puisse votre santé se maintenir florissante et puissiez-vous continuer à m’aimer.

Votre ami tout dévoué,

HENRI OLDENBURG.

Londres, le 31 juillet (10 août, nouveau style).