Lettre 22 - Blyenbergh à Spinoza (19 février 1665)



à Monsieur B. de Spinoza,

Guillaume de Blyenbergh.

RÉPONSE A LA PRÉCÉDENTE

Monsieur et cher ami,

J’ai reçu en son temps votre lettre du 28 janvier ; des occupations étrangères m’ont empêché d’y répondre plus tôt, et comme votre lettre contient en divers passages des remontrances assez dures, je ne savais trop quel jugement porter sur elle : dans la première, en effet, remontant au 5 janvier, vous m’aviez si généreusement offert votre amitié en y joignant l’assurance que non seulement ma première lettre vous était agréable, mais que celles qui pourraient suivre le seraient aussi, vous m’invitiez si amicalement à vous faire part de toutes difficultés et objections que dans ma lettre du 16 janvier j’ai développé mes raisons avec une certaine ampleur. J’attendais une réponse amicale et instructive conformément à l’entente qui me paraissait être établie entre nous ; et au contraire j’en reçois une qui n’a pas trop le ton de l’amitié. Vous y dites en effet que nulles démonstrations, si solides qu’elles puissent être n’ont de valeur pour moi ; que je n’entends pas la pensée de Descartes ; que je confonds trop le spirituel avec le terrestre, etc., du reste que nous ne pouvons plus par un échange de lettres nous instruire l’un l’autre. Je réponds amicalement que, suivant ma conviction ferme, vous entendez mieux que moi ces matières et êtes plus habitué que moi à distinguer le corporel du spirituel : vous êtes parvenu en effet au degré supérieur en métaphysique où je ne suis qu’un novice, c’est pourquoi je souhaite votre aide et je n’ai jamais pensé que, par mes objections librement présentées, je pusse vous donner motif de vous croire offensé. Je vous sais le plus grand gré d’avoir pris tant de peine pour composer ces lettres, surtout la deuxième. J’ai mieux saisi votre pensée dans cette dernière lettre que dans la première, et cependant je ne puis y donner mon assentiment, à moins que ne soient levées les difficultés que j’y trouve encore ; et cela ne peut être pour vous un sujet d’offense. Car admettre une vérité sans une juste raison, ce serait pécher contre l’entendement. A supposer que vos idées soient vraies, je ne dois point leur donner mon adhésion aussi longtemps qu’il y subsiste pour moi quelque obscurité ou quelque raison de douter, alors même que ce doute aurait son origine non dans la proposition avancée par vous, mais dans l’imperfection de mon entendement. Cela vous étant bien connu, si de nouveau je fais quelques objections, vous ne devez pas le prendre mal. Je suis obligé d’agir ainsi aussi longtemps que je ne perçois pas la chose clairement. Cela n’a d’autre but que la découverte de la vérité ; il ne s’agit nullement de déformer votre pensée d’une façon contraire à votre intention. Je vous demanderai donc une réponse amicale à ces brèves observations. Vous dites que cela seul appartient à l’essence d’une chose que lui concèdent et lui accordent réellement la volonté et la puissance de Dieu ; quand nous considérons la nature d’un homme qui est conduit par un appétit sensuel et que nous comparons l’appétit présent en lui avec le désir qui est dans les âmes droites ou avec celui qu’il a eu en lui-même à un autre moment, nous affirmons que cet homme est privé d’un appétit meilleur parce que nous jugeons que le désir de la vertu lui appartient ; nous ne pouvons en juger de même si nous avons égard à la nature du décret divin et de l’entendement divin. Au regard de Dieu, en effet, cet appétit meilleur n’appartient pas plus à la nature de cet homme à ce moment qu’à celle du Diable ou de la pierre, etc... Bien qu’en effet Dieu connût l’état passé et le présent d’Adam, il ne s’ensuivait pas qu’Adam fût privé de son état passé, c’est-à-dire que le passé appartînt à sa nature présente. Il paraît découler clairement de ces mots que, suivant votre opinion, n’appartient à l’essence d’une chose que ce qu’au moment considéré on perçoit qui est en elle. Ainsi, quand le désir du plaisir me possède, ce désir appartient à ce moment-là à mon essence, et s’il ne me possède pas au temps où je ne désire plus le plaisir, c’est ce non-désir qui appartient à mon essence. Il suit de là infailliblement qu’au regard de Dieu je suis aussi parfait, dans mes oeuvres, quand le désir du plaisir me tient, que quand il ne me tient pas (mes œuvres ne diffèrent dans ces deux cas qu’en degré) ; quand je commets des crimes de tout genre que quand je pratique la vertu et la justice. A mon essence à ce moment en effet n’appartient rien de plus que ce qui détermine mon acte, car, suivant votre thèse, je ne puis dans mes actes manifester ni plus ni moins de perfection que je n’en ai effectivement reçu, le désir des plaisirs et des crimes appartient à mon essence dans le temps que j’agis et, à ce moment-là, c’est précisément cette essence et non une plus haute, que je reçois de la puissance de Dieu. Donc la puissance divine n’exige pas de moi d’autres œuvres que celles-là. Et il semble ainsi découler clairement de votre thèse que Dieu veut les crimes en même manière que ce que vous décorez du nom de vertu insigne. Posons donc que Dieu, en tant que Dieu, non en tant que juge, accorde aux pieux et aux impies telle qualité et telle quantité d’essence qu’il veut pour qu’ils agissent ; quelles raisons donner pour qu’il ne veuille pas l’œuvre des uns tout de même que celle des autres ? Puisqu’il a donné à chacun une essence telle qu’il convenait pour son oeuvre, il en résulte qu’à l’égard des uns et des autres, des mieux pourvus comme de ceux qui le sont le moins, sa demande est de même sorte.

Et par suite Dieu, pris absolument et en lui-même, exige de même façon une perfection plus grande ou une moindre de nos œuvres, le désir des plaisirs et celui des vertus, si bien que celui qui commet des crimes doit nécessairement les commettre parce que rien d’autre, à ce moment, ne s’accorderait avec son essence ; de même celui qui pratique la vertu, le fait parce que la puissance de Dieu a voulu qu’à ce moment cette pratique de la vertu appartînt à son essence. D’où il me paraît résulter à nouveau que Dieu veut également et de même façon le crime et la vertu ; et en tant, en effet, qu’il veut l’un et l’autre, il est cause tant de l’un que de l’autre, et tous deux en ce sens doivent lui être agréables. Conclusion difficile à admettre.

Vous dites, comme je vois, que les hommes intègres rendent à Dieu un culte, mais ce que je perçois dans vos écrits, c’est seulement que servir Dieu c’est simplement produire des œuvres qui soient telles que Dieu l’a voulu. Or cela s’applique également, suivant vous, aux impies et aux voluptueux. Dès lors quelle différence y a-t-il au regard de Dieu entre le culte des intègres et celui des méchants ? Vous dites aussi que les intègres servent Dieu et qu’en le servant, ils se rendent constamment plus parfaits ; mais je ne vois pas ce que vous entendez par ces mots : se rendre plus parfaits, ni ce que signifient ceux-ci : se rendre constamment plus parfaits. Car pieux et impies tiennent leurs erreurs et leur conservation ou leur création continue de Dieu, considéré non comme un juge, mais pris en soi et absolument, et les uns et les autres accomplissent en même manière la volonté de Dieu conformément au décret divin. Quelle différence peut-il donc y avoir au regard de Dieu entre ces deux classes d’hommes ? Et si l’acquisition continue d’une perfection plus grande découle en effet non des œuvres, mais de la seule volonté de Dieu, et si les uns et les autres accomplissent seulement la volonté de Dieu, il ne peut donc y avoir de différence entre eux au point de vue de Dieu. Quelles sont donc les raisons qui font que les uns deviennent par leurs œuvres constamment plus parfaits, les autres pires ?

Vous semblez cependant faire consister la différence entre l’œuvre des uns et celle des autres en ceci que l’une de ces œuvres implique plus de perfection que l’autre. Je suis bien sûr que c’est là qu’il y a une erreur cachée dans laquelle vous ou moi tombons.

Je ne puis en effet trouver dans vos écrits aucune règle suivant laquelle une chose soit dite plus parfaite ou moins parfaite, sinon que sa perfection se mesure à l’essence qu’elle possède. Si telle est la mesure de la perfection, les crimes sont donc au regard de Dieu et pour lui aussi agréables que les œuvres des hommes justes ; car Dieu, agissant en tant que Dieu, veut ces choses de la même manière puisqu’elles découlent également de son décret, et ainsi elles sont équivalentes au regard de Dieu. Si la seule mesure de la perfection est ce que vous dites, les erreurs ne peuvent être appelées erreurs qu’improprement, car, en réalité, il n’y a point d’erreurs, il n’y a point de crimes et toute chose existante ne peut comprendre que l’essence que Dieu lui a donnée, essence qui, quelle qu’elle puisse être, enveloppe une perfection. J’avoue que je ne puis percevoir cela clairement, et vous m’excuserez de vous demander si l’homme qui tue son semblable plaît à Dieu autant que le distributeur d’aumônes ? Si l’acte de commettre un vol vaut au regard de Dieu un acte juste ? Si vous le niez, quelles sont vos raisons ? Si vous l’accordez, quelles raisons pourrai-je avoir de m’attacher à l’œuvre que vous dites de vertu plutôt qu’à une autre ? Quelle loi m’interdira celle-ci plutôt que celle-là ? Alors que vous parlez d’une loi de vertu, je dois avouer que je ne trouve dans vos écrits aucune loi dont l’observation conduise à pratiquer ou même à connaître la vertu. Tout ce qui est, en effet, dépend étroitement de la volonté de Dieu et conséquemment il y a autant de vertu dans une manière d’agir que dans l’autre. Et je ne comprends pas ce qu’est pour vous la vertu ou une loi de vertu ; je ne conçois pas davantage ce que vous dites que nous devons agir par amour de la vertu. Vous dites, il est vrai, que vous vous abstenez de crimes et de vices parce que les crimes et les vices répugnent à votre nature et vous éloignent de la connaissance et de l’amour de Dieu ; mais je ne trouve dans tous vos écrits aucune règle qui prescrive cette manière d’agir et qui la justifie. Il m’apparaît, excusez-moi de le dire, que c’est le contraire qui en découle. Vous vous abstenez de ce que j’appelle les vices, parce qu’ils répugnent à votre nature singulière, non parce que ce sont des vices ; vous vous en abstenez comme on s’abstient d’un aliment dont notre nature a horreur. Certes celui qui s’abstient des actes mauvais parce que sa nature les a en horreur ne peut guère se targuer de sa vertu.

De nouveau se pose donc la question de savoir si, en cas qu’il y ait une âme à la nature singulière de laquelle convinssent la quête des plaisirs et les actes criminels au lieu de lui répugner, si en pareil cas, dis-je, il existe un argument qui puisse déterminer un pareil être à agir vertueusement et à s’abstenir du mal ? Mais comment pourrait-il se faire qu’un être cessât de désirer le plaisir alors que son désir en ce moment fait partie de son essence, cette essence qu’il vient de recevoir et à laquelle il ne peut renoncer ?

Je ne vois pas non plus dans vos écrits comment il s’établit que des actions appelées par moi criminelles vous détournent de la connaissance et de l’amour de Dieu ? Car vous ne faites qu’accomplir la volonté de Dieu et vous ne pouviez faire davantage puisque rien de plus n’avait été donné par la volonté et la puissance de Dieu pour constituer votre essence à ce moment déterminé. Comment, déterminée de la sorte et ainsi dépendante de Dieu, votre œuvre vous égarerait-elle loin de l’amour de Dieu ? S’égarer, c’est aller à l’abandon, n’avoir aucune attache, et cela suivant vous est impossible. Quoi que nous fassions, en effet, quelque degré de perfection que nous montrions, nous le recevons toujours de Dieu immédiatement au même moment pour constituer notre être. Comment pouvons-nous donc nous égarer ? A moins que je ne comprenne pas ce qu’il faut entendre par égarement. Et cependant c’est en cela seul que doit résider la cause soit de mon erreur, soit de la vôtre.

J’aurais encore beaucoup à dire, et je demanderais 1° Si les substances douées d’entendement dépendent de Dieu d’une autre manière que celles qui sont privées de vie ? Bien qu’en effet les êtres doués d’entendement enveloppent plus d’essence que ceux qui sont privés de vie, ne sont-ils pas tenus les uns et les autres par Dieu, et par un décret de Dieu, d’accomplir une œuvre qui est la conservation de leur mouvement en général et de tel mouvement propre à une espèce d’êtres animés et conséquemment, en tant qu’ils dépendent de Dieu, n’en dépendent-ils pas d’une seule et même façon ? 2° Puisque vous n’accordez pas à l’âme la liberté dont M. Descartes la dote, quelle différence y a-t-il entre la dépendance des êtres doués d’entendement et celle des substances sans âme ? Et, si les premières n’ont aucune liberté de volonté, comment concevez-vous leur dépendance de Dieu ? 3° Si notre âme ne possède pas cette liberté, notre action n’est-elle pas en réalité l’action de Dieu et notre volonté, la volonté de Dieu ? Je pourrais poser beaucoup d’autres questions mais je n’ose vous demander tant de choses. J’attends seulement une réponse assez prompte aux questions qui précèdent, dans l’espoir d’y trouver un moyen de mieux comprendre votre pensée, de façon que nous puissions ensuite en traiter de vive voix. Sitôt en effet que j’aurai votre réponse, j’irai, partant pour Leyde, vous saluer au passage, si cela vous convient. Dans cet espoir, je me dis de cœur en vous saluant votre bien dévoué

G. DE BLYENBERGH.
Dordrecht, le 19 février 1665.

P. S. - Dans ma hâte j’ai oublié de poser cette autre question : pouvons-nous par notre prudence empêcher qu’il ne nous arrive ce qui autrement nous arriverait ?