Lettre 30 - Spinoza à Oldenburg



à Oldenburg,

B. de Spinoza.

... Je suis aise d’apprendre que les philosophes dans le cercle desquels vous vivez, restent fidèles à eux-mêmes en même temps qu’à leur pays. Il me faut attendre, pour connaître leurs travaux récents, le moment où, rassasiés de sang humain, les États en guerre s’accorderont quelque repos pour réparer leurs forces. Si ce personnage fameux qui riait de tout, vivait dans notre siècle, il mourrait de rire assurément. Pour moi, ces troubles ne m’incitent ni au rire ni aux pleurs ; plutôt développent-ils en moi le désir de philosopher et de mieux observer la nature humaine [1]. Je ne crois pas qu’il me convienne en effet de tourner la nature en dérision, encore bien moins de me lamenter à son sujet, quand je considère que les hommes, comme les autres êtres, ne sont qu’une partie de la nature et que j’ignore comment chacune de ces parties s’accorde avec le tout, comment elle se rattache aux autres. Et c’est ce défaut seul de connaissance qui est cause que certaines choses, existant dans la nature et dont je n’ai qu’une perception incomplète et mutilée, parce qu’elles s’accordent mal avec les désirs d’une âme philosophique, m’ont paru jadis vaines, sans ordre, absurdes. Maintenant je laisse chacun vivre selon sa complexion et je consens que ceux qui le veulent, meurent pour ce qu’ils croient être leur bien, pourvu qu’il me soit permis à moi de vivre pour la vérité. Je compose actuellement un traité sur la façon dont j’envisage l’Écriture et mes motifs pour l’entreprendre sont les suivants : 1° Les préjugés des théologiens ; je sais en effet que ce sont ces préjugés qui s’opposent surtout à ce que les hommes puissent appliquer leur esprit à la philosophie ; je juge donc utile de montrer à nu ces préjugés et d’en débarrasser les esprits réfléchis. 2° L’opinion qu’a de moi le vulgaire qui ne cesse de m’accuser d’athéisme ; je me vois obligé de la combattre autant que je pourrai. 3° La liberté de philosopher et de dire notre sentiment ; je désire l’établir par tous les moyens : l’autorité excessive et le zèle indiscret des prédicants tendent à la supprimer. Je n’ai pas entendu dire jusqu’à présent qu’un Cartésien ait expliqué les phénomènes observés lors des comètes récentes par l’hypothèse de Descartes et je doute que cela soit possible...