TTP - Chap. XVI - §§1-4 : Le Droit naturel de chacun.
[1] Jusqu’à présent notre souci a été de séparer la Philosophie de la Théologie et de montrer la liberté de philosopher que la Théologie reconnaît à tous. Il est temps maintenant de nous demander jusqu’où doit s’étendre, dans l’État le meilleur, cette liberté laissée à l’individu de penser et de dire ce qu’il pense. Pour examiner cette question avec méthode, il nous faut éclaircir la question des fondements de l’État et en premier lieu traiter du Droit Naturel de l’individu sans avoir égard pour commencer à l’État et à la Religion.
[2] Par Droit et Institution de la Nature, je n’entends autre chose que les règles de la nature de chaque individu, règles suivant lesquelles nous concevons chaque être comme déterminé à exister et à se comporter d’une certaine manière. Par exemple les poissons sont déterminés par la Nature à nager, les grands poissons à manger les petits ; par suite les poissons jouissent de l’eau, et les grands mangent les petits, en vertu d’un droit naturel souverain. Il est certain en effet que la Nature considérée absolument a un droit souverain sur tout ce qui est en son pouvoir, c’est-à-dire que le Droit de la Nature s’étend aussi loin que s’étend sa puissance ; car la puissance de la Nature est la puissance même de Dieu qui a sur toutes choses un droit souverain. Mais la puissance universelle de la Nature entière n’étant rien en dehors de la puissance de tous les individus pris ensemble, il suit de là que chaque individu a un droit souverain sur tout ce qui est en son pouvoir, autrement dit que le droit de chacun s’étend jusqu’où s’étend la puissance déterminée qui lui appartient. Et la loi suprême de la Nature étant que chaque chose s’efforce de persévérer dans son état, autant qu’il est en elle, et cela sans tenir aucun compte d’aucune autre chose, mais seulement d’elle-même, il suit que chaque individu a un droit souverain de persévérer dans son état, c’est-à-dire (comme je l’ai dit) d’exister et de se comporter comme il est naturellement déterminé à le faire. Nous ne reconnaissons ici nulle différence entre les hommes et les autres individus de la Nature, non plus qu’entre les hommes doués de Raison et les autres qui ignorent la vraie Raison ; entre les imbéciles, les déments et les gens sains d’esprit. Tout ce que fait une chose agissant suivant les lois de la nature, en effet, elle le fait d’un droit souverain, puisqu’elle agit comme elle y est déterminée par la Nature et ne peut agir autrement. C’est pourquoi, parmi les hommes, aussi longtemps qu’on les considère comme vivant sous l’empire de la Nature seule, aussi bien celui qui n’a pas encore connaissance de la Raison, ou qui n’a pas encore l’état de vertu, vit en vertu d’un droit souverain, soumis aux seules lois de l’Appétit, que celui qui dirige sa vie suivant les lois de la Raison. C’est-à-dire, de même que le sage a un droit souverain de faire tout ce que la Raison commande, autrement dit, de vivre suivant les lois de la Raison, de même l’ignorant, et celui qui n’a aucune force morale, a un droit souverain de faire tout ce que persuade l’Appétit, autrement dit de vivre suivant les lois de l’Appétit. C’est la doctrine même de Paul qui ne reconnaît pas de péché avant la loi, c’est-à-dire tant que les hommes sont considérés comme vivant sous l’empire de la Nature.
[3] Le Droit Naturel de chaque homme se définit donc non par la saine Raison, mais par le désir et la puissance. Tous en effet ne sont pas déterminés naturellement à se comporter suivant les règles et lois de la Raison ; tous au contraire naissent ignorants de toutes choses et, avant qu’ils puissent connaître la vraie règle de vie et acquérir l’état de vertu, la plus grande partie de leur vie s’écoule, même s’ils ont été bien élevés ; et ils n’en sont pas moins tenus de vivre en attendant et de se conserver autant qu’il est en eux, c’est-à-dire par la seule impulsion de l’Appétit, puisque la Nature ne leur a donné rien d’autre et leur a dénié la puissance actuelle de vivre suivant la droite raison ; ils ne sont donc pas plus tenus de vivre suivant les lois d’une âme saine que le chat suivant les lois de la nature du lion. Tout ce donc qu’un individu considéré comme soumis au seul empire de la Nature, juge lui être utile, que ce soit sous la conduite de la droite Raison ou par la violence de ses Passions, il lui est loisible de l’appéter en vertu d’un Droit de Nature souverain et de s’en saisir par quelle voie que ce soit, par la force, par la ruse, par les prières, enfin par le moyen qui lui paraîtra le plus facile ; conséquemment aussi de tenir pour ennemi celui qui veut l’empêcher de se satisfaire.
[4] Il suit de là que le Droit et l’Institution de la Nature, sous lesquels tous naissent et vivent la plus grande partie de leur existence, ne prohibe rien sinon ce que personne ne désire et ne peut ; ni les conflits, ni les haines, ni la colère, ni l’aversion, quel qu’en soit l’objet, qu’inspire l’Appétit. Rien de surprenant à cela, car la Nature ne se limite pas aux lois de la Raison humaine dont l’unique objet est l’utilité véritable et la conservation des hommes ; elle en comprend une infinité d’autres qui se rapportent à l’ordre éternel de la Nature entière dont l’homme est une petite partie ; et par la seule nécessité de cet ordre tous les êtres individuels sont déterminés à exister et à se comporter d’une certaine manière. Toutes les fois donc qu’une chose nous paraît ridicule, absurde ou mauvaise dans la Nature [1], cela vient de ce que nous connaissons les choses en partie seulement et ignorons pour une grande part l’ordre et la cohésion de la Nature entière et voulons que tout soit dirigé au profit de notre Raison ; alors que ce que la Raison prononce être mauvais, n’est pas mauvais au regard de l’ordre et des lois de toute la Nature, mais seulement au regard des lois de notre nature seule.
[1] Cf. Lettre 30 - Spinoza à Oldenburg, Ethique, III, Préface, et Traité politique, I, 4 (note jld).