Traité politique, I, §4
M’appliquant à la Politique, donc, je n’ai pas voulu approuver quoi que ce fût de nouveau ou d’inconnu, mais seulement établir par des raisons certaines et indubitables ce qui s’accorde le mieux avec la pratique [1]. En d’autres termes, le déduire de l’étude de la nature humaine et, pour apporter dans cette étude la même liberté d’esprit qu’on a coutume d’apporter dans les recherches mathématiques [2], j’ai mis tous mes soins à ne pas tourner en dérision les actions des hommes, à ne pas pleurer sur elles, à ne pas les détester, mais à en acquérir une connaissance vraie [3] : j’ai aussi considéré les affections humaines telles que l’amour [4], la haine [5], la colère, l’envie [6], la superbe [7], la pitié [8] et les autres mouvements de l’âme, non comme des vices mais comme des propriétés de la nature humaine : des manières d’être qui lui appartiennent comme le chaud et le froid, la tempête, le tonnerre et tous les météores appartiennent à la nature de l’air.
Quel que soit le désagrément que puissent avoir pour nous ces intempéries, elles sont nécessaires, ayant des causes déterminées par lesquelles nous nous appliquons à en connaître la nature, et quand l’âme a la connaissance vraie de ces choses, elle en jouit tout de même que de la connaissance des choses qui donnent à nos sens de l’agrément [9].
Lors donc que j’ai résolu d’appliquer mon esprit à la politique, mon dessein n’a pas été de rien découvrir de nouveau ni d’extraordinaire, mais seulement de démontrer par des raisons certaines et indubitables ou, en d’autres termes, de déduire de la condition même du genre humain un certain nombre de principes parfaitement d’accord avec l’expérience ; et pour porter dans cet ordre de recherches la même liberté d’esprit dont on use en mathématiques, je me suis soigneusement abstenu de tourner en dérision les actions humaines, de les prendre en pitié ou en haine ; je n’ai voulu que les comprendre. En face des passions, telles que l’amour, la haine, la colère, l’envie, la vanité, la miséricorde, et autres mouvements de l’âme, j’y ai vu non des vices, mais des propriétés, qui dépendent de la nature humaine, comme dépendent de la nature de l’air le chaud, le froid, les tempêtes, le tonnerre, et autres phénomènes de cette espèce, lesquels sont nécessaires, quoique incommodes, et se produisent en vertu de causes déterminées par lesquelles nous nous efforçons de les comprendre. Et notre âme, en contemplant ces mouvements intérieurs, éprouve autant de joie qu’au spectacle des phénomènes qui charment les sens.
Cum igitur animum ad politicam applicuerim, nihil quod novum vel inauditum est, sed tantum ea, quae cum praxi optime conveniunt, certa et indubitata ratione demonstrare, aut ex ipsa humanae naturae conditione deducere intendi ; et ut ea, quae ad hanc scientiam spectant, eadem animi libertate, qua res mathematicas solemus, inquirerem, sedulo curavi, humanas actiones non ridere, non lugere, neque detestari, sed intelligere ; atque adeo humanos affectus, ut sunt amor, odium, ira, invidia, gloria, misericordia et reliquae animi commotiones non ut humanae naturae vitia, sed ut proprietates contemplatus sum, quae ad ipsam ita pertinent, ut ad naturam aëris aestus, frigus, tempestas, tonitru et alia huiusmodi, quae, tametsi incommoda sunt, necessaria tamen sunt, certasque habent causas, per quas eorum naturam intelligere conamur, et mens eorum vera contemplatione aeque gaudet, ac earum rerum cognitione, quae sensibus gratae sunt.
[1] Voyez Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-LIve, Livre I, chap. 39.
[2] Voyez EIII - Préface
[3] Voyez Lettre 30 - Spinoza à Oldenburg, TTP - Chap. XVI - §§1-4 : Le Droit naturel de chacun. et EIII - Préface.
[7] Voyez EIII - Définitions des affects - 30.
[8] misericordia : EIII - Définitions des affects - 24.
[9] Voyez EII - Proposition 49 - scolie