Lettre 61 - Oldenburg à Spinoza (8 juin 1675)



Au très célèbre B. de Spinoza,
Henri Oldenburg.

Je ne veux pas laisser échapper la bonne occasion que m’offre le départ pour la Hollande du très savant M. Bourgeois, docteur en médecine de Caen qui appartient à la religion réformée, pour vous faire savoir que je vous ai, il y a quelques semaines, écrit pour vous remercier de l’envoi de votre Traité, mais que je doute que mes lettres vous soient régulièrement parvenues. Je vous y exposais mon sentiment sur votre ouvrage ; l’ayant depuis repris et examiné de plus près, je considère que mon jugement était prématuré. Certaines choses m’y semblaient dirigées contre la religion parce que je les mesurais à l’aune que la masse des théologiens et les formulaires confessionnels en usage (trop inspirés par l’esprit de parti) me fournissaient. Une étude plus approfondie m’a donné bien des raisons d’être persuadé que, loin de vouloir causer préjudice à la religion véritable ou à une philosophie solide, vous vous appliquiez au contraire à mettre dans un beau jour et à fixer la vraie fin de la religion chrétienne et aussi la sublimité divine et l’excellence d’une philosophie abondante en fruits. Comme je pense maintenant que ce dessein est à demeure dans votre âme, je vous demanderai instamment de vouloir bien communiquer dans des lettres fréquentes à un vieil et sincère ami qui aspire de tout son cœur au très heureux succès d’un projet si divin, ce que vous préparez et pensez faire pour atteindre votre but. Je vous promets solennellement de n’en rien divulguer à personne si vous m’enjoignez le silence ; je m’efforcerai seulement de disposer peu à peu les esprits d’hommes intelligents et honnêtes à embrasser les vérités que vos publications mettront plus complètement en lumière quelque jour, et d’écarter les préjugés conçus contre votre philosophie. Sauf erreur, vous me semblez dès à présent jeter un regard pénétrant sur la nature de l’âme humaine, sur ses forces et son union avec le corps. Je vous prie avec insistance de consentir à m’apprendre quelles sont vos idées sur ce sujet. Tenez-vous en santé, Monsieur, et veuillez conserver votre bienveillance à l’admirateur très fervent de votre science et de votre vertu qu’est

HENRI OLDENBURG.
Londres, le 8 juin 1675.