Lettre 79 - Oldenburg à Spinoza (11 février 1676)



à Monsieur Benoît de Spinoza,
Henri Oldenburg.

RÉPONSE A LA PRÉCÉDENTE

Dans votre dernière lettre datée du 7 février, il y a encore quelques passages qui me semblent mériter un examen sévère. Vous me dites qu’un homme ne peut se plaindre de ce que Dieu lui ait refusé la connaissance vraie de Dieu et des forces suffisantes pour éviter les péchés, puisque rien n’appartient à la nature de chaque chose que ce qui suit nécessairement de sa cause. Je réponds : puisque Dieu, créateur des hommes, les a formés à son image, laquelle semble contenir en sa définition la sagesse, la bonté et la puissance, il semble suivre de là qu’il est plus au pouvoir de l’homme d’avoir une âme saine qu’un corps sain, la santé du corps dépendant de principes mécaniques, celle de l’âme de la προαίρεσις et de la délibération. Vous ajoutez que les hommes peuvent être excusables et cependant tourmentés de bien des manières. Cela paraît dur à première vue, et ce que vous dites pour l’appuyer, qu’un chien devenu enragé parce qu’il a été mordu, est excusable à la vérité, mais est cependant mis à mort à bon droit [1], ne semble pas concluant : la mise à mort d’un chien enragé serait taxée de cruauté si elle n’était pas nécessaire pour préserver les autres chiens ou les autres animaux et les hommes eux-mêmes de la morsure de l’enragé. Au contraire, si Dieu donnait aux hommes une âme saine, comme il le peut, nulle contagion des vices ne serait à craindre. Et il paraît vraiment cruel que Dieu voue les hommes à des tourments éternels ou au moins à des tourments terribles devant durer un certain temps pour des péchés qu’il leur était entièrement impossible d’éviter. Ajoutez que tout le texte de l’Écriture Sainte paraît supposer et impliquer, qu’il est au pouvoir des hommes de s’abstenir des péchés ; elle est remplie d’anathèmes et de promesses, d’annonces de récompenses et de châtiments. Si on rejette aussi cela on devrait dire de l’âme humaine qu’elle agit aussi mécaniquement que le corps humain.

Pour cette assimilation des miracles à l’ignorance que vous persistez à admettre, elle me paraît s’appuyer sur ce principe que la créature peut et doit avoir une vue claire de la puissance infinie et de la sagesse du créateur, j’ai la conviction la plus ferme qui se puisse, qu’il n’en est rien.

Enfin quand vous affirmez que la passion du Christ, sa mort et son ensevelissement doivent être entendus à la lettre, mais sa résurrection dans un sens allégorique, vous ne donnez aucune preuve à l’appui de votre thèse. La résurrection du Christ paraît être affirmée par les Évangiles aussi littéralement que le reste. Sur ce dogme de la résurrection repose toute la religion chrétienne et, si vous le supprimez, la mission du Christ et sa doctrine céleste tombent. Vous ne pouvez ignorer quelle peine a prise le Christ ressuscité d’entre les morts, pour convaincre ses disciples de la vérité de sa résurrection proprement dite. Vouloir tourner cela en allégorie, c’est comme si l’on voulait enlever toute vérité à l’histoire que raconte l’Évangile. J’ai voulu reproduire ces objections dans l’intérêt de ma liberté de philosopher, et je vous prie avec insistance de les prendre en bonne part.

Londres, le 11 février 1676.

Je vous parlerai longuement des travaux et des occupations actuelles de la Société royale si Dieu veut bien me donner vie et santé.


[1Ce qu’écrivait Spinoza (Lettre 78) est plus « dur » encore : « Qui devient enragé par la morsure d’un chien, doit être excusé à la vérité et cependant on a le droit de l’étrangler. » (note jld)