TTP - Chap. XVI - §§9-11 : Personne ne peut être absolument privé de son droit naturel.




[9] Ajoutons que l’individu pouvait affronter aisément le danger de se soumettre absolument au commandement et à la décision d’un autre ; nous l’avons montré en effet, ce droit de commander tout ce qu’ils veulent n’appartient aux souverains qu’autant qu’ils ont réellement un pouvoir souverain ; ce pouvoir perdu, ils perdent en même temps le droit de tout commander et ce droit revient à celui ou à ceux qui peuvent l’acquérir et le conserver. Pour cette raison, il est extrêmement rare que les souverains commandent des choses très absurdes ; il leur importe au plus haut point en effet, par prévoyance et pour garder le pouvoir, de veiller au bien commun et de tout diriger selon l’injonction de la Raison : personne, comme le dit Sénèque, n’a longtemps conservé un pouvoir de violence. Outre que, dans un État Démocratique, l’absurde est moins à craindre, car il est presque impossible que la majorité des hommes unis en un tout, si ce tout est considérable, s’accordent en une absurdité ; cela est peu à craindre en second lieu à raison du fondement et de la fin de la Démocratie qui n’est autre, comme nous l’avons montré, que de soustraire les hommes à la domination absurde de l’Appétit et à les maintenir, autant qu’il est possible, dans les limites de la Raison, pour qu’ils vivent dans la concorde et dans la paix ; ôté ce fondement, tout l’édifice croule. Au seul souverain donc il appartient d’y pourvoir ; aux sujets, comme nous l’avons dit, d’exécuter ses commandements et de ne reconnaître comme droit que ce que le souverain déclare être le droit.

[10] Peut-être pensera-t-on que, par ce principe, nous faisons des sujets des esclaves ; on pense en effet que l’esclave est celui qui agit par commandement et l’homme libre celui qui agit selon son bon plaisir. Cela cependant n’est pas absolument vrai, car en réalité être captif de son plaisir et incapable de rien voir ni faire qui nous soit vraiment utile, c’est le pire esclavage, et la liberté n’est qu’à celui qui de son entier consentement vit sous la seule conduite de la Raison. Quant à l’action par commandement, c’est-à-dire à l’obéissance, elle ôte bien en quelque manière la liberté, elle ne fait cependant pas sur-le-champ un esclave, c’est la raison déterminante de l’action qui le fait. Si la fin de l’action n’est pas l’utilité de l’agent lui-même, mais de celui qui la commande, alors l’agent est un esclave, inutile à lui-même ; au contraire, dans un État et sous un commandement pour lesquels la loi suprême est le salut de tout le peuple, non de celui qui commande, celui qui obéit en tout au souverain, ne doit pas être dit un esclave inutile à lui-même, mais un sujet. Ainsi cet État est le plus libre, dont les lois sont fondées en droite Raison, car dans cet État [1] chacun, dès qu’il le veut, peut être libre, c’est-à-dire vivre de son entier consentement sous la conduite de la Raison. De même encore les enfants, bien que tenus d’obéir aux commandements de leurs parents, ne sont cependant pas des esclaves ; car les commandements des parents ont très grandement égard à l’utilité des enfants. Nous reconnaissons donc une grande différence entre un esclave, un fils et un sujet, qui se définissent ainsi : est esclave qui est tenu d’obéir à des commandements n’ayant égard qu’à l’utilité du maître commandant ; fils, qui fait ce qui lui est utile par le commandement de ses parents ; sujet enfin, qui fait par le commandement du souverain ce qui est utile au bien commun et par conséquent aussi à lui-même.


[11] Par ce qui précède je pense avoir assez montré les fondements de l’État Démocratique, duquel j’ai parlé de préférence à tous les autres, parce qu’il semblait le plus naturel et celui qui est le moins éloigné de la liberté que la Nature reconnaît à chacun. Dans cet État en effet nul ne transfère son droit naturel à un autre de telle sorte qu’il n’ait plus ensuite à être consulté, il le transfère à la majorité de la Société dont lui-même fait partie ; et dans ces conditions tous demeurent égaux, comme ils l’étaient auparavant dans l’état de nature. En second lieu j’ai voulu parler expressément de ce seul gouvernement parce qu’il est celui qui se prête le mieux à mon objet : montrer l’utilité de la liberté dans l’État. Je ne dirai donc rien ici des fondements des autres gouvernements, et nous n’avons pas besoin en ce moment pour connaître leur droit de savoir quelle origine ils ont eue et ont souvent ; ce droit est suffisamment établi par ce qui précède. Que le pouvoir suprême appartienne à un seul, soit partagé entre quelques-uns ou commun à tous, il est certain qu’à celui qui le détient, le droit souverain de commander tout ce qu’il veut, appartient aussi ; que de plus quiconque par coaction ou de plein gré a transféré à un autre son pouvoir de se maintenir, a entièrement renoncé à son droit naturel et décidé conséquemment d’obéir absolument pour tout à cet autre ; il est tenu à cette obéissance aussi longtemps que le Roi, les Nobles, ou le Peuple conservent le souverain pouvoir qui a été le fondement de ce transfert de droit. Point n’est besoin de rien ajouter à cela.


[1Voir note XXXIII .