TTP - chap.VII - §§19-22 : Polémique : réfutation des positions adverses.



A. §19 : l’interprétation de l’Ecriture par une lumière surnaturelle.

[19] Il ne nous reste qu’à examiner les manières de voir qui s’écartent de la nôtre ; en premier lieu celle des hommes qui jugent que la Lumière naturelle est sans force pour interpréter l’Écriture et qu’une Lumière surnaturelle est requise à cet effet ; ce qu’est cette Lumière qui s’ajoute à la naturelle, à eux de l’expliquer. Pour moi je ne puis que conjecturer qu’ils ont voulu avouer, en termes plus obscurs, l’incertitude où ils sont du vrai sens de l’Écriture en un très grand nombre de passages, car si nous considérons leurs explications, nous n’y trouverons rien de surnaturel, tant s’en faut ; nous n’y trouverons que de pures conjectures. Qu’on les compare, si l’on veut bien, aux explications de ceux qui confessent ingénument n’avoir d’autre lumière que la naturelle ; on les trouvera parfaitement semblables : de part et d’autres, ce sont des inventions tout humaines dues à un long effort de la pensée. Pour ce qu’ils disent de l’insuffisance de la Lumière naturelle, il est constant que cela est faux ; d’une part en effet, nous l’avons démontré, les difficultés dans l’interprétation de l’Écriture ne viennent pas de la faiblesse de la Lumière naturelle, mais seulement de la mollesse (pour ne pas dire de la malice) des hommes qui ont négligé de constituer de l’Écriture une connaissance historique et critique alors qu’ils le pouvaient ; d’autre part cette Lumière surnaturelle est (tous en conviennent sauf erreur) un don divin accordé seulement aux fidèles. Or les Prophètes et les Apôtres avaient accoutumé de prêcher non seulement aux fidèles, mais surtout aux infidèles et aux impies qui devaient donc être capables d’entendre la pensée des Prophètes et des Apôtres. Sans quoi Prophètes et Apôtres auraient paru prêcher à de jeunes garçons et à des petits enfants, non à des hommes doués de Raison ; et Moïse eût en vain prescrit des lois, si elles n’avaient pu être entendues que des fidèles qui n’ont besoin d’aucune loi. Ceux donc qui cherchent une Lumière surnaturelle pour entendre la pensée des Prophètes et des Apôtres, j’accorde que la Naturelle paraît leur manquer ; tant s’en faut que je les croie en possession d’un don divin surnaturel.

B. §§20-21 : l’interprétation de l’Écriture par la Raison.


[20] Maïmonide eut une tout autre manière de voir ; d’après lui chaque passage de l’Écriture admet plusieurs sens et même des sens opposés, et nous ne pouvons savoir quel est le vrai sens d’aucun passage, qu’autant que nous savons qu’il ne contient rien, tel que nous l’interprétons, qui ne s’accorde avec la Raison ou qui lui contredise. S’il se trouve, pris dans son sens littéral, contredire à la Raison, tant clair paraisse-t-il, il faut l’interpréter autrement. C’est ce qu’il indique très clairement au chapitre XXV, partie II, de son livre More Nebuchim ; il dit en effet : Sachez que nous ne refusons pas de dire que le monde a été de toute éternité à cause des textes qui se rencontrent dans l’Écriture au sujet de la création du monde. Car les textes enseignant que le monde a été créé, ne sont pas plus nombreux que ceux qui enseignent que Dieu est corporel, et rien ne nous empêcherait d’expliquer ces textes relatifs à la création du monde ; nous n’aurions même pas été embarrassés pour les interpréter en procédant comme nous l’avons fait quand nous avons rejeté l’attribution à Dieu d’un corps ; peut-être même l’explication eût-elle été beaucoup plus facile et plus commode et nous aurions pu admettre l’éternité du monde avec moins de peine qu’il n’en a fallu pour rejeter dans notre explication de l’Écriture cette attribution d’un corps au Dieu que nous bénissons. Je ne l’ai pas voulu cependant et je refuse de le croire (que ce monde soit éternel) et cela pour deux raisons : 1° On démontre clairement que Dieu n’est pas corporel, il est donc nécessaire d’expliquer tous les passages dont le sens littéral contredit à cette démonstration ; car nécessairement il existe en pareil cas une explication (autre que la littérale). Au contraire nulle démonstration ne prouve que le monde soit éternel ; il n’est donc pas nécessaire de faire violence aux Écritures pour des accorder avec une opinion simplement spécieuse, et à laquelle nous avons quelque raison au moins d’en préférer une contraire. 2° Croire que Dieu est incorporel n’a rien de contraire aux croyances sur desquelles se fonde la Loi, etc., tandis que croire le monde éternel, comme l’a fait Aristote, c’est enlever à la Loi son fondement.

Telles sont les paroles de Maïmonide par où l’on voit bien ce que nous venons de dire : s’il était rationnellement établi pour lui que le monde est éternel, il n’hésiterait pas à faire violence à l’Écriture et à l’expliquer de façon qu’elle parût l’enseigner. Bien plus il serait incontinent assuré que l’Écriture, quoi qu’elle pût protester, a voulu enseigner l’éternité du monde. Il ne pourra donc être assuré du vrai sens de l’Écriture, tant clair soit-il, aussi longtemps qu’il pourra douter de la vérité de ce qu’elle dit et que celle-ci ne sera pas établie à ses yeux. Aussi longtemps en effet que cette vérité n’est pas établie, nous ne savons si ce que dit l’Écriture s’accorde avec la Raison ou lui contredit, et nous ignorons conséquemment si le sens littéral est vrai ou faux. Si cette manière de voir était la vraie, j’accorderais absolument que nous avons besoin, pour interpréter l’Écriture, d’une Lumière autre que la Naturelle. Car presque rien de ce que contient l’Écriture ne peut se déduire des principes connus par la Lumière naturelle (ainsi que nous l’avons déjà montré) ; la Lumière naturelle est donc impuissante à rien établir concernant la vérité de la plus grande partie de ce contenu et conséquemment aussi du vrai sens et de la pensée de l’Écriture. Nous aurions besoin pour cela d’une autre lumière.

De plus, si la manière de voir de Maïmonide était la vraie, le vulgaire qui ignore le plus souvent les démonstrations, ou est incapable de s’y appliquer, devrait ne rien pouvoir admettre au sujet de l’Écriture que sur l’autorité ou par le témoignage des hommes philosophant, et il lui faudrait, par suite, supposer que les Philosophes sont infaillibles dans l’interprétation de l’Écriture ; ce serait en vérité une nouvelle autorité ecclésiastique, un nouveau sacerdoce ou une sorte de Pontificat qui exciterait dans le vulgaire le rire plutôt que la vénération.

Sans doute notre méthode d’interprétation exige la connaissance de l’hébreu, à l’étude duquel le vulgaire ne peut s’appliquer ; il n’y a cependant pas lieu de nous opposer cette objection, car, chez les Juifs et les Gentils, le vulgaire auquel prêchèrent les Prophètes et les Apôtres et pour lequel ils écrivirent, entendait le langage des Prophètes et des Apôtres, par où il saisissait aussi la pensée des Prophètes ; tandis qu’il ignorait les preuves de la vérité des choses prêchées, qu’il aurait dû savoir d’après Maïmonide pour comprendre la pensée des Prophètes. Ce n’est donc pas une exigence de notre méthode que le vulgaire se repose nécessairement sur le témoignage des interprètes ; où je montre un vulgaire qui savait manier la langue des Prophètes et des Apôtres, Maïmonide, au contraire, ne montre aucun vulgaire qui connaisse les causes des choses, par où il puisse percevoir la pensée des Prophètes. Pour ce qui touche le vulgaire de notre temps, nous avons déjà montré que toutes les vérités nécessaires au salut, encore bien qu’on ignore les raisonnements qui les justifient, peuvent être aisément perçues dans n’importe quelle langue, tant elles sont communes et faciles à exprimer dans la langue courante ; et c’est sur cette perception, non sur le témoignage des interprètes, que le vulgaire se repose ; pour le reste il partage la fortune des doctes.

[21] Revenons cependant à la manière de voir de Maïmonide et examinons-la plus attentivement. Il suppose d’abord que les Prophètes sont d’accord entre eux sur tous les points et ont tous été de très grands Philosophes et de très grands Théologiens : il veut en effet qu’ils aient conclu parce qu’ils ont connu la vérité ; or nous avons montré au chapitre II que cela était faux. Il suppose en second lieu que le sens de l’Écriture ne peut s’établir par l’Écriture même : car la vérité des choses qu’elle enseigne ne s’établit pas par l’Écriture même (puisqu’elle ne démontre rien et ne fait pas connaître les objets dont elle parle par des définitions et par leurs premières causes) ; d’après Maïmonide donc le vrai sens non plus ne peut être établi par l’Écriture même ou tiré d’elle. La fausseté de cette conséquence résulte du présent chapitre, car nous avons montré, tant par le raisonnement que par des exemples, que le sens de l’Écriture s’établit par l’Écriture seule et doit se tirer d’elle seule, même quand elle parle de choses connues par la Lumière naturelle. Il suppose enfin qu’il nous est loisible d’expliquer, de torturer les paroles de l’Écriture, selon nos opinions préconçues, de rejeter, de remplacer par un autre à volonté le sens littéral, même alors qu’il est le plus manifeste ou exprès. Une telle licence, outre qu’elle est diamétralement opposée à ce que nous avons démontré dans ce chapitre et ailleurs, paraîtra à tous excessive et téméraire. Accordons-lui cependant cette grande liberté ; qu’en fera-t-il ? Rien du tout ; ce qui est indémontrable, et c’est la majeure partie de l’Écriture, nous ne pourrons arriver à le connaître par la Raison, non plus qu’à l’expliquer et à l’interpréter suivant la règle de Maïmonide. Au contraire, en suivant notre méthode nous pouvons très souvent l’expliquer et arriver à l’éclaircir avec sécurité, comme nous l’avons déjà montré par le raisonnement et par l’exemple ; et, pour ce qui de sa nature est percevable, le sens en est aisément obtenu, nous l’avons fait voir, par la seule considération du contexte. Cette méthode de Maïmonide est donc complètement inutile. Ajoutons qu’elle ravit entièrement l’assurance d’avoir entendu l’Écriture dans son vrai sens, à laquelle le vulgaire peut parvenir par une autre méthode d’interprétation. Nous rejetons donc la manière de voir de Maïmonide comme nuisible, inutile et absurde.

C. §22 : l’interprétation de l’Écriture par une autorité.


[22] Pour ce qui concerne maintenant la tradition des Pharisiens, nous avons dit plus haut [1] qu’elle n’est pas d’accord avec elle-même ; quant au Pontife des Romains, son autorité aurait besoin d’un témoignage plus éclatant. Je la repousse par cette seule raison. Si en effet, par l’Écriture même, on pouvait nous montrer qu’elle est fondée aussi certainement que pouvait l’être autrefois celle des Pontifes des Juifs, je ne serais pas ébranlé par l’indignité de quelques Papes hérétiques et impies ; parmi les Pontifes hébreux aussi, il s’en est rencontré d’hérétiques et d’impies qui ont occupé le pontificat par des moyens criminels et qui cependant avaient, en vertu du commandement de l’Écriture, un souverain pouvoir d’interpréter la loi (Voir Deut., chap. XVII, v. 11, 12, et chap. XXXIII, v. 10 ; Malach., chap. II, v. 18). Mais comme on ne nous apporte aucun témoignage de cette sorte, l’autorité du Pontife Romain reste suspecte. Pour qu’on ne se laisse pas tromper par l’exemple du Pontife des Hébreux et qu’on n’aille pas croire que la religion catholique a elle aussi besoin d’un Pontife, il convient de noter que les lois de Moïse qui constituaient le droit de la Nation, avaient besoin nécessairement pour leur conservation de quelque autorité publique ; si chacun avait eu la liberté d’interpréter à sa guise les lois de l’État, la société n’aurait pu subsister, elle serait aussitôt tombée en dissolution et le droit public fût devenu droit privé. Il en va tout autrement dans la Religion. Puisqu’elle consiste non dans des actions extérieures, mais dans la simplicité et la candeur de l’âme, elle n’est soumise à aucun canon, à aucune autorité publique et nul absolument ne peut être contraint par la force ou par les lois à posséder la béatitude : ce qui est requis pour cela est une admonition pieuse et fraternelle, une bonne éducation, par-dessus tout un jugement propre et libre. Puis donc qu’un droit souverain de penser librement, même en matière de religion, appartient à chacun, et qu’on ne peut concevoir que qui que ce soit en soit déchu, chacun aura aussi un droit souverain et une souveraine autorité pour juger de la Religion et conséquemment pour se l’expliquer à lui-même et l’interpréter. La seule raison pour laquelle en effet les magistrats ont une souveraine autorité pour interpréter les lois et un souverain pouvoir de juger des choses d’ordre public, c’est qu’il s’agit d’ordre public ; pour la même raison donc une souveraine autorité pour expliquer la Religion et pour en juger appartient à chacun, je veux dire parce qu’elle est de droit privé. Il s’en faut donc de beaucoup que de l’autorité du Pontife des Hébreux pour interpréter les lois de l’État, on puisse conclure l’autorité du Pontife Romain pour interpréter la religion ; tout au contraire il se conclut plus aisément de cette autorité du Pontife des Hébreux que chacun est souverain en matière religieuse. Par là encore nous pouvons montrer que notre méthode d’interprétation de l’Écriture est la meilleure. Puisqu’en effet la plus haute autorité appartient à chacun pour interpréter l’Écriture, il ne doit y avoir d’autre règle d’interprétation que la Lumière naturelle commune à tous ; nulle lumière supérieure à la nature, nulle autorité extérieure. Cette méthode ne doit donc pas être ardue au point que seuls des Philosophes à l’esprit très aigu puissent la suivre ; elle doit être en rapport avec la complexion naturelle et commune des hommes et leur capacité, comme nous avons montré qu’est la nôtre. Nous avons vu en effet que les difficultés qui s’y rencontrent, proviennent de la négligence des hommes, non de la nature de la méthode.


[1Cf. supra §9 (note jld).