Traité politique, IV, §04



On a coutume cependant de demander si le souverain est lié par les lois et si en conséquence il peut pécher. Puisque cependant les mots de loi et de péché ne s’appliquent pas seulement à la législation de la Cité mais aux lois communes de toute la nature, et qu’il y a lieu d’avoir égard avant tout aux règles que pose la raison, nous ne pouvons dire, absolument parlant, que la Cité n’est liée par aucune loi et ne peut pécher. Si, en effet, la Cité n’avait ni lois ni règles, non pas même celles sans lesquelles elle ne serait pas une Cité, il faudrait voir en elle non une chose appartenant à la nature, mais une chimère. La Cité pèche donc quand elle agit ou permet d’agir de telle façon que sa propre ruine puisse être la conséquence des actes accomplis : nous dirons alors qu’elle pèche dans le sens où les philosophes et aussi les médecins disent que la nature peut pécher, ce qui signifie que la Cité pèche quand elle agit contrairement au commandement de la raison [1]. C’est surtout en effet quand elle se conforme au commandement de la raison (par le § 7 du chapitre précédent), que la Cité est maîtresse d’elle-même. Lors donc qu’elle agit contrairement à la raison, et dans la mesure où elle le fait, elle se manque à elle-même et on peut dire qu’elle pèche. Cela se connaîtra plus clairement si l’on considère qu’en disant que chacun peut statuer sur une affaire qui est de son ressort et décider comme il le veut, ce pouvoir que nous avons en vue doit se mesurer non seulement par la puissance de l’agent, mais aussi par les facilités qu’offre le patient. Si par exemple je dis que j’ai le droit de faire de cette table ce que je voudrai, je n’entends certes point par là que cette table mange de l’herbe. De même aussi, bien que nous disions que les hommes dépendent non d’eux-mêmes mais de la Cité, nous n’entendrons point par là que les hommes puissent perdre leur nature humaine et en revêtir une autre. Nous n’entendons point par suite que la Cité ait le droit de faire que les hommes aient des ailes pour voler, ou, ce qui est tout aussi impossible, qu’ils considèrent avec respect ce qui excite le rire ou le dégoût ; nous entendons qu’alors que, certaines conditions étant données, la Cité inspire aux sujets crainte et respect, si ces mêmes conditions cessent d’être données, il n’y a plus crainte ni respect, de sorte que la Cité elle-même cesse d’exister. Donc la Cité, pour rester maîtresse d’elle-même, est tenue de maintenir les causes de crainte et de respect, sans quoi elle n’est plus une Cité. A celui ou à ceux qui détiennent le pouvoir public, il est donc également impossible de se produire en état d’ébriété ou de nudité avec des prostituées, de faire l’histrion, de violer ou de mépriser ouvertement les lois établies par eux-mêmes, et tout en agissant ainsi, de conserver leur majesté ; cela leur est tout aussi impossible que d’être et en même temps de ne pas être. Mettre à mort les sujets, les dépouiller, user de violence contre les vierges, et autres choses semblables, c’est changer la crainte en indignation [2], et conséquemment l’état civil en état de guerre.


Traduction Saisset :

Mais il y a ici une question qu’on a coutume de poser : le souverain est-il soumis aux lois ? peut-il pécher ? Je réponds que les mots de loi et de péché n’ayant point seulement rapport à la condition sociale, mais aussi aux règles communes qui gouvernent toutes les choses naturelles et particulièrement aux règles de la raison, on ne peut pas dire d’une manière absolue que l’État ne soit astreint à aucune loi et qu’il ne puisse pas pécher. Si, en effet, l’État n’était astreint à aucune loi, à aucune règle, pas même à celles sans lesquelles l’État cesserait d’être l’État, alors l’État dont nous parlons ne serait plus une réalité, mais une chimère. L’État pèche donc quand il fait ou quand il souffre des actes qui peuvent être cause de sa ruine, et, dans ce cas, en disant qu’il pèche, nous parlons dans le même sens où les philosophes et les médecins disent que la nature pèche ; d’où il suit qu’on peut dire à ce point de vue que l’État pèche quand il agit contre les règles de la raison. Nous savons, en effet (par l’article 7 du chapitre précédent), que l’État est d’autant plus son maître qu’il agit davantage selon la raison ; lors donc qu’il agit contre la raison, il se manque à lui-même, il pèche. Et tout cela pourra être mieux compris, si nous considérons que lorsqu’il est dit que chacun peut faire d’une chose qui lui appartient tout ce qu’il veut, ce pouvoir doit être défini, non par la seule puissance de l’agent, mais encore par l’aptitude du patient lui-même. Quand j’affirme, par exemple, que j’ai le droit de faire de cette table tout ce que je veux, assurément je n’entends pas que j’aie le droit de faire que cette table se mette à brouter l’herbe. De même donc, bien que nous disions que les hommes dans l’ordre social ne s’appartiennent pas à eux-mêmes, mais appartiennent à l’État, nous n’entendons pas pour cela que les hommes perdent la nature humaine et en prennent une autre, ni par conséquent que l’État ait le droit de faire que les hommes aient des ailes, ou, ce qui est la même chose, qu’ils voient avec respect ce qui excite leur risée ou leur dégoût ; mais nous entendons qu’il existe un ensemble de circonstances, lesquelles étant posées, il en résulte pour les hommes des sentiments de respect et de crainte à l’égard de l’État ; lesquelles au contraire étant supprimées, la crainte et le respect s’évanouissent et l’État lui-même n’est plus. Par conséquent, l’État, pour s’appartenir à lui-même, est tenu de conserver les causes de crainte et de respect ; autrement il cesse d’être l’État. Car que le chef de l’État coure, ivre et nu, avec des prostituées, à travers les places publiques, qu’il fasse l’histrion, ou qu’il méprise ouvertement les lois que lui-même a établies, il est aussi impossible que, faisant tout cela, il conserve la majesté du pouvoir, qu’il est impossible d’être en même temps et de ne pas être. Ajoutez que faire mourir, spolier les citoyens, ravir les vierges et autres actions semblables, tout cela change la crainte en indignation et par conséquent l’état social en état d’hostilité.


Sed quaeri solet, an summa potestas legibus adstricta sit, et consequenter an peccare possit ? Verum quoniam legis et peccati nomina non tantum civitatis iura, sed etiam omnium rerum naturalium et apprime rationis communes regulas respicere solent, non possumus absolute dicere, civitatem nullis adstrictam esse legibus seu peccare non posse. Nam si civitas nullis legibus seu regulis, sine quibus civitas non esset civitas, adstricta esset, tum civitas non ut res naturalis, sed ut chimaera esset contemplanda. Peccat ergo civitas, quando ea agit vel fieri patitur, quae causa esse possunt ipsius ruinae, atque tum eandem eo sensu peccare dicimus, quo philosophi vel medici naturam peccare dicunt, et hoc sensu dicere possumus, civitatem peccare, quando contra rationis dictamen aliquid agit. Est enim civitas tum maxime sui iuris, quando ex dictamine rationis agit (per art. 7. praeced. cap.) ; quatenus igitur contra rationem agit, eatenus sibi deficit seu peccat. Atque haec clarius intelligi poterunt, si consideremus, quod, cum dicimus unumquemque posse de re, quae sui iuris est, statuere, quicquid velit, haec potestas non sola agentis potentia, sed etiam ipsius patientis aptitudine definiri debet. Si enim ex. gr. dico, me iure posse de hac mensa, quicquid velim, facere, non hercle intelligo, quod ius habeam efficiendi, ut haec mensa herbam comedat. Sic etiam, tametsi dicimus homines non sui, sed civitati iuris esse, non intelligimus, quod homines naturam humanam amittant et aliam induant ; atque adeo quod civitas ius habeat efficiendi, ut homines volent, vel quod aeque impossibile est, ut homines cum honore adspiciant ea, quae risum movent vel nauseam ; sed quod quaedam circumstantiae occurrant, quibus positis ponitur subditorum erga civitatem reverentia et metus, et quibus sublatis metus et reverentia et cum his civitas una tollitur. Civitas itaque ut sui iuris sit, metus et reverentiae causas servare tenetur ; alias civitas esse desinit. Nam iis, vel ei, qui imperium tenet, aeque impossibile est, ebrium aut nudum cum scortis per plateas currere, histrionem agere, leges ab ipso latas aperte violare seu contemnere, et cum his maiestatem servare, ac impossibile est, simul esse et non esse. Subditos deinde trucidare, spoliare, virgines rapere et similia metum in indignationem, et consequenter statum civilem in statum hostilitatis vertunt.

[1Voyez cependant Traité politique, II, §08. Voyez aussi Machiavel, Le Prince, chap. 19. Au contraire, voyez Hobbes, Léviathan, Deuxième partie, chap. 18.