Traité politique, VI , 01
Les hommes étant, comme nous l’avons dit [1], conduits par l’affection plus que par la raison, il suit de là que s’ils veulent vraiment s’accorder et avoir en quelque sorte une âme commune, ce n’est pas en vertu d’une perception de la raison, mais plutôt d’une affection commune telle que l’espérance, la crainte ou le désir de tirer vengeance d’un dommage souffert (nous l’avons dit à l’article 9 du Chapitre III). Comme d’ailleurs tous les hommes redoutent la solitude parce que nul d’entre eux dans la solitude n’a de force pour se défendre et se procurer les choses nécessaires à la vie, il en résulte que les hommes ont de l’état civil un appétit naturel et qu’il ne se peut faire que cet état soit jamais entièrement dissous [2].
Traduction Saisset :
Les hommes étant conduits par la passion plus que par la raison, comme on l’a dit plus haut, il s’ensuit que si une multitude vient à s’assembler naturellement et à ne former qu’une seule âme, ce n’est point par l’inspiration de la raison, mais par l’effet de quelque passion commune, telle que l’espérance, la crainte ou le désir de se venger de quelque dommage (ainsi qu’il a été expliqué à l’article 9 du chapitre). Or comme la crainte de la solitude est inhérente à tous les hommes, parce que nul, dans la solitude, n’a de forces suffisantes pour se défendre, ni pour se procurer les choses indispensables à la vie, c’est une conséquence nécessaire que les hommes désirent naturellement l’état de société, et il ne peut se faire qu’ils le brisent jamais entièrement.
Quia homines, uti diximus, magis affectu, quam ratione ducuntur, sequitur multitudinem non ex rationis ductu, sed ex communi aliquo affectu naturaliter convenire et una veluti mente duci velle, nempe (ut art. 9. cap. 3. diximus) vel ex communi spe, vel metu, vel desiderio commune aliquod damnum ulciscendi. Cum autem solitudinis metus omnibus hominibus insit, quia nemo in solitudine vires habet, ut sese defendere, et quae ad vitam necessaria sunt, comparare possit, sequitur statum civilem homines natura appetere, nec fieri posse, ut homines eundem unquam penitus dissolvant.
[1] Voyez Traité politique, II, §05.
[2] Voyez Traité politique, I, §7 ; Traité politique, II, §15 ainsi que la note 1. Hobbes affirme le contraire : « Car si l’on considère de plus près les causes pour lesquelles les hommes s’assemblent, et se plaisent à une mutuelle société, il apparaîtra bientôt que cela n’arrive que par accident, et non pas par une disposition nécessaire de la nature. » (De Cive, chap. I, II).