Traité politique, VII, §05
Il est certain en outre qu’il n’est personne qui n’aime mieux gouverner qu’être gouverné ; personne ne cède volontairement le commandement à un autre, comme le fait observer Salluste dans le premier discours adressé par lui à César [1]. Il est évident par suite que la masse de la population ne transférerait jamais son droit à un petit nombre d’hommes ou à un seul si elle pouvait s’accorder avec elle-même, et si les discussions qui s’engagent le plus souvent dans les grandes assemblées n’engendraient pas des séditions. D’après cela la masse de la population ne transférera jamais librement à un roi que ce qu’il lui est absolument impossible de garder en son pouvoir, c’est-à-dire le droit de mettre fin aux discussions et de prendre une décision rapide. S’il arrive souvent en effet, qu’on élise un roi à cause de la guerre, parce que les rois font la guerre avec beaucoup plus de bonheur [2], c’est là en réalité une sottise puisque, pour faire la guerre plus heureusement, on consent à la servitude dans la paix à supposer qu’on doive admettre que la paix règne dans un État où le souverain pouvoir a été confié à un seul à cause seulement de la guerre et parce que le chef montre principalement dans la guerre sa valeur et ce qu’il y a en lui qui profite à tous [3], tandis qu’au contraire un État démocratique a cela surtout de remarquable que sa valeur est beaucoup plus grande en temps de paix qu’en temps de guerre. Mais quelle que soit la raison pour laquelle un roi est élu, il ne peut à lui seul, nous l’avons déjà dit [4], savoir ce qui est utile à l’État et, comme nous l’avons montré au paragraphe précédent, il est nécessaire qu’il ait comme conseillers un assez grand nombre de citoyens. Comme nous ne pouvons concevoir qu’une question venant à se poser, il y ait une solution qui échappe à un si grand nombre d’hommes [5], il s’ensuit qu’en dehors des opinions transmises au roi, il ne peut s’en concevoir aucune qui soit de nature à assurer le salut du peuple. Et ainsi le salut du peuple étant la loi suprême, c’est-à-dire le droit le plus haut du roi, l’on voit que le droit du roi est de choisir l’une des opinions représentées au conseil, mais non de rien décider contre la pensée de tout le conseil, ni d’émettre lui-même une opinion (voir le § 25 du chapitre précédent). Mais si toutes les opinions représentées au conseil étaient soumises au roi, il pourrait arriver que le roi donnât toujours l’avantage aux petites villes disposant d’un petit nombre de suffrages. Bien qu’en effet légalement les opinions doivent être communiquées sans les noms de leurs défenseurs, on ne pourra jamais faire, en dépit des précautions prises, qu’il n’y ait des fuites. Il faut donc décider en conséquence que l’opinion qui n’aura pas obtenu au moins cent suffrages sera tenue pour nulle, et les villes les plus importantes devront défendre cette règle de droit de toutes leurs forces.
Traduction Saisset :
Il est certain d’ailleurs que chacun aime mieux gouverner qu’être gouverné. Personne, en effet, comme dit Salluste, ne cède spontanément l’empire à un autre. Il suit de là que la multitude entière ne transférerait jamais son droit à un petit nombre de chefs ou à un seul, si elle pouvait s’accorder avec elle-même, et si des séditions ne s’élevaient pas à la suite des dissentiments qui partagent le plus souvent les grandes assemblées. Et en conséquence la multitude ne transporte librement aux mains du Roi que cette partie de son droit qu’elle ne peut absolument pas retenir en ses propres mains, c’est-à-dire la terminaison des dissentiments et l’expédition rapide des affaires. Aussi arrive-t-il souvent qu’on élit un Roi à cause de la guerre, parce qu’en effet avec un Roi la guerre se fait plus heureusement. Grande sottise assurément de se rendre esclaves pendant la paix pour avoir voulu faire plus heureusement la guerre, si toutefois la paix est possible dans un État où le pouvoir souverain a été transféré, uniquement en vue de la guerre, à un seul individu, où par conséquent ce n’est que pendant la guerre que cet individu peut montrer sa force et tout ce que gagnent les autres à se concentrer en lui. Tout au contraire le gouvernement démocratique a cela de particulier que sa vertu éclate beaucoup plus dans la paix que dans la guerre. Mais par quelque motif que l’on élise un Roi, il ne peut, comme nous l’avons dit, savoir à lui tout seul tout ce qui est utile à l’État. Et c’est pour cela qu’il est nécessaire, ainsi qu’on l’a fait voir dans l’article précédent, qu’il ait beaucoup de citoyens pour conseillers. Or comme on ne peut comprendre que dans la délibération d’une affaire il y ait quelque chose qui échappe à un si grand nombre d’esprits, il s’ensuit qu’en dehors de tous les avis donnés dans le Conseil et soumis an Roi, il ne s’en trouvera aucun de vraiment utile au salut du peuple. Par conséquent, comme le salut du peuple est la suprême loi ou le droit suprême du Roi, il s’ensuit que le droit du Roi, c’est de choisir un avis parmi ceux qu’a émis le Conseil, et non pas de rien résoudre et de s’arrêter à un avis contre le sentiment de tout le Conseil (voyez l’article 25 du chapitre précédent). Maintenant si l’on devait soumettre au Roi sans exception tous les avis proposés dans le Conseil, il pourrait arriver que le Roi favorisât toujours les petites villes qui ont le moins grand nombre de suffrages. Car, bien qu’il soit établi par une loi du Conseil que les avis sont déclarés sans désignation de leurs auteurs, ceux-ci auront beau faire, il en transpirera toujours quelque chose. Il faut donc établir que tout avis qui n’aura pas réuni cent suffrages, pour le moins, sera considéré comme nul, et les principales villes devront défendre cette loi avec la plus grande énergie.
Praeterea certum est, unumquemque malle regere, quam regi. “Nemo enim volens imperium alteri concedit”, ut habet Sallustius in prima ad Caesarem oratione. Ac proinde patet, quod multitudo integra nunquam ius suum in paucos aut unum transferet, si inter ipsam convenire possit, nec ex controversiis, quae plerumque in magnis conciliis excitantur, in seditiones ire. Atque adeo multitudo id libere tantummodo in regem transfert, quod absolute in potestate ipsa habere nequit, hoc est, controversiarum diremptionem et in decernendo expeditionem. Nam quod saepe etiam fit, ut rex belli causa eligatur, quia scilicet bellum a regibus multo felicius geritur, inscitia sane est, nimirum quod, ut bellum felicius gerant, in pace servire velint ; si quidem pax eo in imperio potest concipi, cuius summa potestas sola belli causa in unum translata est, qui propterea virtutem suam et quid omnes in ipso uno habeant, maxime in bello ostendere potest ; cum contra imperium democraticum hoc praecipuum habeat, quod eius virtus multo magis in pace, quam in bello valet. Sed quacumque de causa rex eligatur, ipse solus, ut iam diximus, quid imperio utile sit, scire nequit ; sed ad hoc, ut in praeced. art. ostendimus, necesse est, ut plures cives consiliarios habeat, et quia concipere nequaquam possumus, quod aliquid de re consulenda potest concipi, quod tam magnum hominum numerum effugerit, sequitur, quod praeter omnes huius concilii sententias, quae ad regem deferuntur, nulla poterit concipi ad populi salutem idonea. Atque adeo, quia populi salus suprema lex seu regis summum ius est, sequitur, ius regis esse unam ex latis concilii sententiis eligere, non autem contra totius concilii mentem quicquam decernere vel sententiam ferre. Vide art. 25. praeced. cap. Sed si omnes sententiae in concilio latae ad regem deferendae essent, fieri posset, ut rex parvis urbibus, quae pauciora habent suffragia, semper faveret. Nam quamvis ex lege concilii statutum sit, ut sententiae non indicatis earum authoribus deferantur, nunquam tamen tam bene cavere poterunt, ut non aliqua effluat. Ac proinde necessario statuendum est, ut illa sententia, quae centum ad minimum suffragia non habuerit, irrita habeatur, quod quidem ius maiores urbes summa vi defendere debebunt.
[1] Epistola ad Caesarem de Republica ordinanda, I, 1,4, Attribuée à Salluste. Mais l’auteur est incertain.
[2] Voyez Hobbes, De Cive, chap.X, §XVII.
[3] Voyez le Traité théologique et politique, chap. XVII, §29 et suiv., où Spinoza montre que l’avènements des rois aggrave les conflits. Voyez aussi Rousseau, Du contrat social, Livre III, chap. VI, « De la monarchie ».
[4] Voyez Traité politique, VII, §03.
[5] Voyez le Traité théologico-politique, Chap. XVI, §9 : « Il est presque impossible que la majorité d’une grande assemblée se mette d’accord sur une seule et même absurdité ».