Traité politique, VII, §21



Que les juges doivent être assez nombreux pour qu’un particulier ne puisse gagner par des présents la majorité d’entre eux, qu’ils doivent exprimer leur opinion non publiquement mais dans un scrutin secret, et qu’une rémunération leur soit due pour leurs services, cela est aussi connu de tous [1]. Mais la coutume est de leur attribuer un traitement annuel, d’où résulte qu’ils ne mettent aucune hâte à terminer les procès et que souvent les débats n’en finissent pas. De plus, quand la confiscation des biens par l’État sert à augmenter les ressources des rois, ce n’est pas au droit et à la vertu qu’on s’attache dans les procès mais à la grandeur des richesses ; alors se multiplient les délations et les plus riches deviennent des proies, abus grave et intolérable qu’excusent des nécessités militaires, mais qui subsiste même dans la paix [2]. D’autre part l’avidité des juges nommés pour deux ou trois ans est modérée par la crainte qu’ils ont de leurs successeurs, pour ne rien dire de ce fait que les juges ne peuvent avoir de biens fixes, mais doivent, pour grossir leur avoir, confier leur argent à leurs concitoyens et sont obligés ainsi de veiller sur eux plutôt que de leur tendre des pièges, surtout si, comme nous l’avons dit, ils sont nombreux.


Traduction Saisset :

Que les juges doivent être assez nombreux pour que la plus grande partie d’entre eux ne puisse être corrompue par les présents d’un particulier, que leur vote se fasse, non pas d’une manière ostensible, mais secrètement, enfin qu’ils aient un droit de vacation, voilà encore des principes suffisamment connus. L’usage universel est que les juges reçoivent des émoluments annuels ; d’où il arrive qu’ils ne se hâtent pas de terminer les procès, de sorte que les différends n’ont pas de fin. Dans les pays où la confiscation des biens se fait au profit du Roi, il arrive souvent que dans l’instruction des affaires, ce n’est pas le droit et la vérité que l’on considère, mais la grandeur des richesses ; de toutes parts des délations et les citoyens les plus riches saisis comme une proie ; abus pesants et intolérables, excusés par la nécessité de la guerre, mais qui sont maintenus pendant la paix. Du moins, quand les juges sont institués pour deux ou trois ans au plus, leur avarice est modérée par la crainte de leurs successeurs. Et je n’insiste pas sur cette autre condition que les juges ne peuvent avoir aucuns biens fixes, mais qu’ils doivent prêter leurs fonds à leurs concitoyens, pour en tirer un bénéfice, d’où résulte pour eux la nécessité de veiller aux intérêts de leurs justiciables et de ne leur faire aucun tort, ce qui arrivera plus sûrement quand le nombre des juges sera très-grand.


Quod iudices plures numero esse debeant, quam ut a viro privato magna eius pars possit muneribus corrumpi, ut et quod suffragia non palam, sed clam ferre debeant, et quod vacationis praemium mereantur, omnibus etiam notum. Sed solent ubique annuum habere stipendium ; unde fit, ut non admodum festinent lites dirimere, et saepe, ut quaestionibus nullus sit finis. Deinde ubi bonorum publicatio regum emolumenta sunt, ibi saepe non ius aut verum in cognitionibus, sed magnitudo opum spectatur ; passim delationes, et locupletissimus quisque in praedam correpti, quae gravia et intoleranda, sed necessitate armorum excusata, etiam in pace manent. At iudicum avaritia, qui scilicet in duos aut tres annos ad summum constituuntur, metu succedentium temperantur ; ut iam taceam, quod iudices bona fixa nulla habere possunt, sed quod argentum suum lucri causa concivibus credere debeant. Atque adeo iis magis consulere, quam insidiari coguntur, praesertim si ipsi iudices magno, uti diximus, numero sint.

[2Tacite, Histoires, II, 84 : « Les provinces retentissaient donc de préparatifs en tout genre, vaisseaux, armes, soldats. Mais rien ne les fatiguait autant que les poursuites fiscales. Mucien répétait sans cesse que l’argent était le nerf de la guerre civile ; aussi n’était-ce ni le droit, ni la vérité, mais la grandeur des richesses, qui dictaient ses sentences. La délation s’exerçait sans relâche, et tout homme opulent était saisi comme une proie : excès intolérables, excusés par les besoins de la guerre, mais qui subsistèrent jusque dans la paix. Ce n’est pas que Vespasien lui-même, dans les commencements de son règne, mît encore à enlever d’injustes arrêts une volonté obstinée. Un temps vint où, gâté par la fortune, instruit par des maîtres pervers, il apprit et osa. Mucien contribua de ses propres trésors aux dépenses de la guerre, libéral d’un bien qu’il reprenait à pleines mains sur la république. Les autres ouvrirent leur bourse à son exemple : très peu eurent comme lui toute licence de s’en dédommager. »