Traité politique, VII, §22



Nous avons dit qu’il ne fallait donner aucune rétribution à la milice [1] : la plus haute récompense de la milice, c’est la liberté. A l’état de nature chacun cherche à se défendre autant qu’il le peut à cause seulement de la liberté et n’attend de son courage à la guerre d’autre récompense que de s’appartenir à lui-même ; dans l’état civil l’ensemble des citoyens doit donc être considéré comme un seul homme à l’état de nature, et tandis que les citoyens défendent cet état civil par les armes, c’est eux-mêmes qu’ils gardent et au soin d’eux-mêmes qu’ils vaquent. Les conseillers, les juges, les magistrats, travaillent pour les autres plus que pour eux-mêmes, c’est pourquoi il est juste de leur accorder une rétribution. Ajoutons qu’à la guerre il ne peut y avoir d’aiguillon de victoire plus honorable et plus grand que la vision de la liberté. Si au contraire une partie seulement des citoyens était désignée pour la milice, ce qui rendrait nécessaire l’attribution aux militaires d’une solde, le roi inévitablement les distinguerait des autres (nous l’avons montré au § 12 de ce chapitre), c’est-à-dire qu’il mettrait au premier rang des hommes versés seulement dans les arts de la guerre et qui dans la paix sont corrompus par l’oisiveté, et en raison de l’insuffisance de leurs ressources ne pensent à rien d’autre qu’à des rapines, à des discordes civiles et à la guerre. Nous pouvons donc affirmer que la monarchie serait dans ces conditions en réalité un état de guerre, que seuls les militaires y jouiraient de la liberté et que les autres seraient esclaves.


Traduction Saisset :

Nous avons dit que l’armée ne doit avoir aucune solde. En effet, la première récompense de l’armée, c’est la liberté. Dans l’état de nature, c’est uniquement en vue de la liberté que chacun s’efforce autant qu’il le peut de se défendre soi-même, et il n’attend pas d’autre récompense de sa vertu guerrière que l’avantage d’être son maître. Or tous les citoyens ensemble dans l’état de société sont comme l’homme dans l’état de nature, de sorte qu’en portant les armes pour maintenir la société, c’est pour eux-mêmes qu’ils travaillent et pour l’intérêt particulier de chacun. Au contraire, les conseillers, les juges, les préteurs, s’occupent des autres plus que d’eux-mêmes, et c’est pourquoi il est équitable de leur donner un droit de vacation. Ajoutez à cette différence que dans la guerre il ne peut y avoir de plus puissant et de plus glorieux aiguillon de victoire que l’image de la liberté. Que si l’on repousse cette organisation de l’armée pour la recruter dans une classe particulière de citoyens, il est nécessaire alors de leur allouer une solde. Une autre conséquence inévitable, c’est que le Roi placera les citoyens qui portent les armes fort au-dessus de tous les autres (comme nous l’avons montré à l’article 12 du présent chapitre), d’où il résulte que vous donnez le premier rang dans l’État à des hommes qui ne savent autre chose que la guerre, qui pendant la paix tombent dans la débauche par oisiveté, et qui enfin, à cause du mauvais état de leurs affaires domestiques, ne méditent rien que guerre, rapines et discordes civiles. Nous pouvons donc affirmer qu’un gouvernement monarchique ainsi institué est en réalité un état de guerre, où l’armée seule est libre et tout le reste esclave.


At militiae nullum decernendum esse stipendium diximus. Nam summum militiae praemium libertas est. In statu enim naturali nititur unusquisque sola libertatis causa sese, quantum potest, defendere, nec aliud bellicae virtutis praemium exspectat, quam ut suus sit ; in statu autem civili omnes simul cives considerandi perinde ac homo in statu naturali, qui propterea, dum omnes pro eo statu militant, sibi cavent sibique vacant. At consiliarii, iudices, praetores etc. plus aliis, quam sibi vacant ; quare iis vacationis praemium decerni aequum est. Accedit, quod in bello nullum honestius, nec maius victoriae incitamentum esse potest, quam libertatis imago. Sed si contra civium aliqua pars militiae designetur, qua de causa necesse etiam erit iisdem certum stipendium decernere, rex necessario eosdem prae reliquis agnoscet (ut art. 12. huius cap. ostendimus), homines scilicet, qui belli artes tantummodo norunt, et in pace propter nimium otium luxu corrumpuntur, et tandem propter inopiam rei familiaris nihil praeter rapinas, discordias civiles et bella meditantur. Atque adeo affirmare possumus imperium monarchicum huiusmodi revera statum belli esse, et solam militiam libertate gaudere, reliquos autem servire.