Traité politique, VIII, §12



Pour ce qui est du premier point, la difficulté la plus grande naît de l’envie. Les hommes, nous l’avons dit, sont par nature ennemis, et, en dépit des lois qui les unissent et les lient, ils gardent leur nature. C’est pour cette raison, je crois, que les États démocratiques se changent en aristocraties, et ces dernières en monarchies. Je suis persuadé en effet que la plupart des États aristocratiques ont commencé par être des démocraties : une population cherchant un territoire où demeurer, après l’avoir trouvé et cultivé, a dû conserver son droit entier, personne ne voulant céder le pouvoir à un autre. Mais tout en jugeant conforme à l’équité que le droit que l’un a sur l’autre, cet autre le possède aussi sur le premier, on a jugé inadmissible que les étrangers venant se joindre à la population déjà établie, jouissent du même droit dans l’État que ceux qui par leur travail et au prix de leur sang avaient occupé le territoire. Cela, les étrangers eux-mêmes ne le contestent pas, ayant immigré non pour exercer le pouvoir mais pour s’occuper de leurs affaires personnelles, et ils jugent qu’on leur accorde assez si seulement la liberté leur est donnée de faire leurs affaires en sécurité. Le nombre des étrangers cependant va en croissant, ils adoptent peu à peu les mœurs de la nation qui les a accueillis, jusqu’à ce qu’enfin ils ne se distinguent plus des autres habitants que par le fait seul que leur manque le droit de s’élever aux honneurs, et tandis que croît le nombre des étrangers, pour bien des raisons celui des citoyens diminue. Des familles s’éteignent en effet. Il y a des criminels qui sont exclus et la plupart, souffrant de pauvreté, négligent la chose publique alors qu’en même temps les plus puissants ne s’efforcent à rien tant qu’à régner seuls. C’est ainsi que peu à peu le pouvoir passe à quelques-uns et finalement une faction le donne à un seul [1]. Nous pourrions à ces causes en joindre d’autres capables de détruire les États de cette sorte, mais ces choses sont assez connues, je ne m’y attarderai pas et vais montrer par quelles lois l’État dont il est ici question, doit être maintenu.


Traduction Saisset :

Or, pour obtenir le premier de ces résultats, une grande difficulté s’élève, et d’où vient-elle ? de l’envie. Car les hommes, nous l’avons dit, sont naturellement ennemis, de sorte que tout liés qu’ils soient par les institutions sociales, ils restent ce que la nature les a faits. Et c’est là, je pense, ce qui explique pourquoi les gouvernements démocratiques se changent en aristocraties et les aristocraties en États monarchiques. Car je me persuade aisément que la plupart des gouvernements aristocratiques ont été d’abord démocratiques. Une masse d’hommes cherche de nouvelles demeures ; elle les trouve et les cultive. Jusque-là le droit de commander est égal chez tous, nul ne donnant volontiers le pouvoir à un autre. Mais bien que chacun trouve juste d’avoir à l’égard de son voisin le même droit que son voisin a par rapport à lui, ils ne trouvent pas également juste que des étrangers, qui sont venus en grand nombre se fixer dans le pays, aient un droit égal au leur, au sein d’un État qu’ils ont fondé pour eux-mêmes avec de grandes peines et au prix de leur sang. Or, ces étrangers eux-mêmes, qui ne sont pas venus pour prendre part aux affaires de l’État, mais pour s’occuper de leurs affaires particulières, reconnaissent leur inégalité, et pensent qu’on leur accorde assez en leur permettant de pourvoir à leurs intérêts domestiques avec sécurité. Cependant la population de l’État augmente par l’affluence des étrangers, et peu à peu ceux-ci prennent les mœurs de la nation, jusqu’à ce qu’enfin on ne les distingue plus que par cette différence qu’ils n’ont pas droit aux fonctions publiques. Or, tandis que le nombre des étrangers s’accroît tous les jours, celui des citoyens au contraire diminue par beaucoup de causes. Souvent des familles viennent â s’éteindre ; d’autres sont exclues de l’État pour cause de crimes ; la plupart, à cause du mauvais état de leurs affaires privées, négligent la chose publique, et pendant ce temps-là un petit nombre de citoyens puissants ne poursuit qu’un but, savoir de régner seuls. Et c’est ainsi que par degrés le gouvernement tombe entre les mains de quelques-uns, et puis d’un seul. Voilà quelques-unes des causes qui détruisent les gouvernements, et il y en a plusieurs autres que je pourrais indiquer ; mais comme elles sont assez connues, je les passe sous silence pour exposer avec ordre les lois qui doivent être pour le gouvernement aristocratique un principe de stabilité.


Ad primum autem obtinendum maxima oritur difficultas ex invidia. Sunt enim homines, ut diximus, natura hostes, ita ut, quamvis legibus copulentur adstringanturque, retineant tamen naturam. Atque hinc fieri existimo, ut imperia democratica in aristocratica, et haec tandem in monarchica mutentur. Nam plane mihi persuadeo, pleraque aristocratica imperia democratica prius fuisse, quod scilicet quaedam multitudo novas sedes quaerens, iisque inventis et cultis, imperandi aequale ius integra retinuit, quia nemo imperium alteri dat volens. Sed, quamvis eorum unusquisque aequum esse censeat, ut idem ius, quod alteri in ipsum est, ipsi etiam in alterum sit, iniquum tamen esse putat, ut peregrinis, qui ad ipsos confluunt, aequale cum ipsis ius sit in imperio, quod sibi labore quaesierant, et sui sanguinis impendio occupaverant. Quod nec ipsi peregrini renuunt, qui nimirum non ad imperandum, sed ad res suas privatas curandum eo migrant, et satis sibi concedi putant, si modo ipsis libertas concedatur res suas cum securitate agendi. Sed interim multitudo ex peregrinorum confluentia augetur, qui paulatim illius gentis mores induunt, donec demum nulla alia diversitate dignoscuntur, quam hoc solo, quod adipiscendorum honorum iure careant ; et dum horum numerus quotidie crescit, civium contra multis de causis minuitur. Quippe saepe familiae extinguuntur, alii ob scelera exclusi, et plerique ob rei domesticae angustiam rempublicam negligunt, dum interea potentiores nihil studeant, quam soli regnare ; et sic paulatim imperium ad paucos, et tandem ob factiones ad unum redigitur. Atque his alias causas, quae huiusmodi imperia destruunt, adiungere possemus ; sed, quia satis nota sunt, iisdem supersedeo, et leges, quibus hoc imperium, de quo agimus, conservari debet, ordine iam ostendam.

[1Voyez Machaivel, Discours sur la première décade de Tite-Live, Livre 1, chap. VI, sur l’exemple de Venise.